En Cisjordanie, les hommes de Balata s’opposent à l’Autorité Palestinienne

Share on facebook
Share on twitter
Share on linkedin
Share on print
Share on email

Par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)


Camp de réfugiés. Parfois, le cliché sied mal à la réalité, lorsqu’au fil des décennies, les tentes ont été remplacées par des immeubles, les seaux par l’eau courante.
Mais la misère en dur, c’est la misère qui dure, enracinée. Balata est le plus grand camp de réfugiés en Cisjordanie. Il est situé à l’entrée de Naplouse, la grande ville du nord. La température y est souvent élevée. Balata concentre au carré les frustrations de la population palestinienne, sans Etat, sans droits, sans gouvernement fonctionnel.

Les murs y racontent une culture terrible, celle de la martyrologie palestinienne. Gloire aux sacrifiés contre l’occupant israélien, honneur aux prisonniers ! Les photos des morts sont affichées. Les noms des détenus, sur le point de revenir dans le camp, sont peints sur les murs de leur quartier, où s’entassent 28 000 personnes. Moins d’une sur deux travaille. Les saisons défilent au gré des décès et des libérations. Ici, les voitures ne passent pas. Les rues sont escarpées et les ruelles intimidantes, à peine 50 cm séparent les immeubles. Même le soleil n’ose y pénétrer. Balata n’est pas un labyrinthe ; un labyrinthe a une sortie. Ici, les enfants, les centaines de mômes rigolards et livrés à eux-mêmes tournent en rond, rebondissant d’un mur à l’autre. 60 % de la population a moins de 25 ans.

A Balata, on trouve tout de même plusieurs écoles, régies par l’UNRWA, la mission des Nations Unies chargée d’aider les réfugiés palestiniens. On s’approvisionne dans quelques épiceries misérables. La plupart des devantures sont fermées, surtout en période de ramadan. Pour embrasser le quartier, mieux vaut monter sur l’un de ses toits les plus élevés. On saisit mieux son développement anarchique. Les immeubles ne peuvent pas s’élargir, alors ils s’étirent d’un ou deux étages, en parpaings, souvent inachevés. La bataille pour l’espace est impitoyable. Les citernes à eau noire forment un damier irrégulier.

« Avec la guerre [israélo-arabe] de 1948, ces habitants ont dû s’enfuir en catastrophe et se sont retrouvés ici les mains vides, rappelle un cadre de l’UNRWA. Les générations se sont succédées, mais ce choc psychologique demeure. » Contrairement à ce qu’affirme la population du camp, l’UNRWA assure qu’elle n’a pas réduit ses fonds ; mais les besoins auraient changé. « Au début, on devait s’occuper de tout : vêtements, vaccinations, eau, nourriture… Maintenant, les problèmes essentiels sont le chômage hyper élevé ou des maladies comme l’hypertension et le diabète », poursuit le cadre de l’UNRWA.

Amertume

Balata est une plaie ouverte. Au fil des décennies, ses habitants se sont habitués à leur république autonome de la pauvreté, avec ses règles propres. Après 21 heures, on entend des coups de feu : un mariage, une dispute, un essai avant achat. Djamal B., un officier de police de Naplouse qui a tout vu depuis vingt-cinq ans, nous avait prévenus. « On ne veut plus mettre de pression sur Balata. Nos ordres sont clairs, éviter une troisième Intifada. Nos voitures ne peuvent pas y entrer, et si on y allait à pied, il y aurait une explosion. Alors on se contente de faire des contrôles à l’extérieur, pour les voitures volées ou les armes illégales. Eux nous accusent d’être des traîtres, de collaborer avec Israël. »

Eux, ce sont les hommes armés de Balata, appartenant à des groupes connus ou confidentiels, dont la plupart sont rattachés de façon plus ou moins étroite au Tanzim, la milice du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, qui lui sert aussi de relais local. Ils ont l’amertume des soldats revenus du front sans reconnaissance de leurs généraux. Ils sont jeunes mais ont déjà beaucoup vécu, passant des années dans les geôles israéliennes, leurs décorations à eux. Ils estiment être le cœur et le bras armé du mouvement national palestinien, immunisés contre les arrangements avec l’occupant, tapis dans leur tanière en attendant de rugir. 

Les fils du Tanzim sont aussi, à leur façon, la principale opposition au parti du président Abbas. Ils sont sa mauvaise conscience, le miroir sévère trahissant sa vieillesse, sa solitude, ses renoncements. « Ce sont les meilleurs de notre communauté, assure Tissam Abou Jaber, 49 ans, membre du comité populaire du Fatah dans le camp. Ils étaient là avant l’Autorité palestinienne. Quand un homme sort après des années de prison et que personne ne l’attend ni ne l’aide, il a l’impression d’être sacrifié. » 

Hatem Abu Rizek, 30 ans, est l’un de ces hommes. Assis, pistolet à la ceinture de son jeans délavé, dans un salon sans fenêtre, sauvé par un ventilateur, il raconte sa trajectoire. Arrestation à 19 ans, études délaissées, sept ans de prison en Israël. Membre du Fatah, il est recherché par les forces de sécurité palestiniennes, qui l’ont déjà souvent interpellé pour possession illégale d’arme. « Tout le monde en a une, on est sous occupation », énonce-t-il comme une évidence mathématique. 

Balata compte selon lui 300 hommes armés, répartis entre plusieurs groupes. Les anciens de la Brigade des martyrs d’Al-Aqsa, officiellement dissoute par Mahmoud Abbas en 2007, sont les plus influents et nombreux. Hatem Abu Rizek en est. Comment s’équipent-ils ? « Le M16 est l’arme la plus commune, avec la kalachnikov. On les achète aux juifs, parfois à des Arabes israéliens. Chaque pièce vaut entre 60 000 et 80 000 shekels (entre 14 000 et 18 000 euros). C’est un trafic très lucratif entre des officiers israéliens et les forces palestiniennes, où on a des contacts. On doit prendre des crédits pour les payer. » 

On s’étonne. Il sourit. « En fait, on ment parfois aux ONG qui soutiennent de petits projets de business dans le camp. On monte des dossiers bidons. » Hatem Abu Rizek est formel. Ces armes ne sont pas prévues pour servir contre l’occupant. « Il y a un ordre politique de ne pas tirer sur les Israéliens, dit-il, confirmant une forme d’obéissance à la hiérarchie du Fatah. On n’a même pas le droit de tuer un traître », c’est-à-dire un collaborateur avec l’occupant. Tel est le paradoxe des hommes armés de Balata : à la fois loyaux et réfractaires à la direction palestinienne. Privés d’une grande cause depuis la seconde Intifada au début des années 2000, ils ont perdu une partie de leur prestige.

Le camp est leur forteresse : ils s’y sentent en sécurité. En 15 ans, les clashs ont été réguliers entre les hommes de Balata et les services de sécurité palestiniens. Mais depuis un an et demi, la détérioration est patente dans le gouvernorat de Naplouse (380 000 habitants). Echanges de feu à l’arme automatique, rassemblements réprimés, routes coupées par des pneus incendiés : les incidents ont fait craindre un embrasement. Ce ne sont pas les soldats israéliens, malgré leurs raids spectaculaires et ciblés à Balata, qui concentrent le ressentiment. 

La tension fut particulièrement lourde en février 2015, lorsque la police voulut arrêter plusieurs jeunes du camp, pour démontrer sa détermination face aux groupes armés. Le premier ministre, Rami Hamdallah, dut intervenir et négocier avec les représentants de Balata. Ceux-ci jouent un rôle ambigu. Ils appartiennent tous au Fatah, disent défendre la population locale mais renforcent leur influence au gré des tensions. Le camp, comme d’autres îlots délaissés, veut tout à la fois : l’autonomie et l’aide au développement. Les hommes en armes refusent de les déposer. Ils réclament aussi d’être intégrés, en échange de leurs bons services passés, au sein des forces de sécurité ou dans les ministères. Comme si la fonction publique palestinienne n’était pas déjà obèse, par clientélisme. Selon Hatem Abu Rizek, des promesses d’embauche leur auraient été faites, pour les prochains mois. Faute de quoi, il faudra exercer à nouveau une pression, par le feu.

A ces revendications s’ajoute un affrontement politique complexe, entre des figures locales et le gouverneur de Naplouse, Rajoub Akram. Celui-ci nous a livré une version édulcorée de la réalité. A l’écouter, « il n’y a plus de criminels dans le camp » et Balata « est un territoire comme un autre. » Il lance un avertissement voilé. « Toute personne voulant restaurer l’anarchie dans les territoires palestiniens sert les intérêts israéliens. » Puis le gouverneur se tait.

« Les fils du camp contrôlent Balata », assure pour sa part Jamal Tirawi, 49 ans, qui en est issu. Ce dernier est l’élu officieux du quartier. Le négociateur incontournable, reconnu par tous : ONG, UNRWA et milices du camp.

Criminalité, nationalisme, pauvreté. Le cocktail idéal du pyromane.

Le 1er juin, la maison de Ghassan al-Shakaa, l’ancien maire de Naplouse, a été mitraillée. Ce dernier est un petit homme affable et cinglant, qui a démissionné du Fatah en 2010 et compte reconquérir sa ville. Il dit connaître les deux auteurs de l’attaque, petites mains de son ancien parti. « Si on ne respecte pas mes droits, je les ferai respecter. S’il n’y a pas de loi, je ferai la mienne. » Agé de 73 ans, Ghassan al-Shakaa connaît son Naplouse jusqu’aux caves et leurs petits secrets. Les trafics, dont se nourrissent les groupes armés ?

Faut-il s’inquiéter de la radicalisation de ces groupes ? « On assiste déjà à une explosion sous la table, tranche-t-il. Chaque jour, à Naplouse et à Jénine, bientôt à Ramallah, il y a des dizaines d’incidents entre certains de ces groupes, ou avec la police. » On rapporte à l’ancien maire la volonté des hommes de Balata d’être embauchés, en récompense de leurs années de prison. Soupir. « Il faudrait les former, les entraîner. Et on ne peut pas tous les prendre. »