« Ecoutons les agents de terrain dans la lutte contre le terrorisme »

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Par Isaac Getz, professeur à l’ESCP Europe et Erwin Van Waeleghem, commissaire de police en Belgique

Il est trop tôt pour tirer les leçons des déficiences des services de sécurité concernant les attaques terroristes de 2015-2016 en Europe. Il en va autrement des attentats de 2001 aux Etats-Unis. Examiner ces manquements, autant que les meilleures pratiques organisationnelles de centaines de structures, nous fournit des leçons uniques sur la façon d’améliorer nos services pour mieux combattre le terrorisme.

Devinez où a été écrite cette note de service d’une salariée destinée à son directeur : « Les agents sur le terrain et leur manageur de proximité seraient mieux à même de mettre en place des solutions rapides et efficaces (…)pour prévenir des (…) risques. Bien que le personnel du siège ait (…) été d’une aide incommensurable (…), j’ai beaucoup de mal à penser à des cas résolus par eux et je peux en nommer plusieurs qu’ils ont foirés” ! La prise de décision est intrinsèquement plus efficace et plus rapide quand elle est décentralisée plutôt que concentrée. »


Les dysfonctionnements du FBI

Vous pourriez penser que c’est une salariée d’une grande entreprise qui en est l’auteure, mais il s’agit en fait de Coleen M. Rowley, agent du FBI à Minneapolis. Elle a exposé des ­dysfonctionnements du FBI, lesquels, s’ils avaient été traités plus tôt, auraient pu prévenir les attentats du 11 septembre 2001.

Voici un exemple de sa propre expérience : « Les agents à Minneapolis [étant](…) dans la meilleure position afin d’évaluer la situation sur place, [ils] ont pleinement pris conscience du risque terroriste posé par Moussaoui et ses possibles co-conspirateurs, même avant le 11-Septembre. (…)

Cependant, l’agent spécial de surveillance au siège du FBI (…) semble avoir constamment, presque délibérément, contrecarré les efforts des agents du FBI de Minneapolis. »

Rowley cite aussi l’expérience de Kenneth Williams, un agent du FBI pour l’antiterrorisme à Phoenix qui a envoyé une note de service au siège le 10 juillet 2001. Elle s’ouvrait par la mise en garde contre les plans de Ben Laden d’envoyer des étudiants aux Etats-Unis pour apprendre à piloter.

Williams n’a jamais reçu de réponse réelle.


Burn-out

Des dysfonctionnements similaires existent en Europe. En Belgique, par exemple, le chef d’une police locale n’a pas partagé avec les services antiterroristes à Bruxelles l’information de son agent de terrain sur le locataire de l’éventuelle planque du terroriste belge Abdeslam. Après quatre mois, grâce à un témoignage spontané, Abdeslam sera arrêté précisément dans ce lieu. Quant à l’agent en question, il a fini en burn-out…

Les dysfonctionnements organisationnels illustrés par ces exemples diminuent les capacités des services de sécurité à combattre le terrorisme. Pire encore, ils détériorent la motivation des agents selon un schéma classique :

a) Un employé de terrain détecte un risque ; il sait le plus souvent comment le prévenir ;

b) Il avertit la hiérarchie, qui n’agit pas ou tarde à le faire ;

c) Le dommage se produit ;

d) L’employé en question n’alerte plus la hiérarchie, car « ça sert à rien », et se comporte en simple

exécutant, voire finit en burn-out.

Ce schéma est endémique à toute organisation hiérarchique où les supérieurs ordonnent et contrôlent les actions de leurs subordonnés. Inventée il y a deux siècles, l’organisation hiérarchique a certes prouvé sa productivité dans le monde stable. Toutefois, sa rigidité, due à l’étouffement de l’initiative des salariés de terrain, la rend inadéquate au monde turbulent. Pourtant, elle peut être transformée.


« Mouvement de libération »

Dans les entreprises, cette transformation est connue comme le « mouvement de libération ». Michelin, Airbus et des centaines d’autres ont commencé à transformer radicalement leurs pratiques organisationnelles pour offrir aux équipes de terrain la responsabilité et la liberté de toute initiative qu’ils estiment bénéfique pour l’entreprise. En conséquence, ces entreprises surpassent constamment leur concurrence dans tous les domaines, y compris la sécurité.

Mais de telles transformations ont aussi eu lieu ailleurs : dans les forces spéciales de l’armée et dans la marine. En 1999, le commandant David Marquet est nommé sur l’USS Santa Fe, le plus mal classé en performance de 56 sous-marins américains. Un an plus tard, après qu’il a transféré toutes les décisions — excepté celle d’actionner les armes — aux membres de son équipage, leur sous-marin est devenu le meilleur de la flotte.

Une transformation similaire d’une organisation hiérarchique a été opérée quelques années plus tôt par le commandant Mike Abrashoff sur le destroyer USS Benfold, faisant de ce bateau, jusque-là jugé le pire de toute la flotte du sud du Pacifique, le plus performant.


Transformation

A l’instar de ceux-ci et de bien d’autres exemples, les services de sécurité peuvent se transformer aussi, car les mêmes principes fondamentaux s’appliquent : les salariés de terrain sont les mieux placés pour identifier les  problèmes et agir rapidement pour les résoudre – bien entendu, dans le cadre strict de la loi, surtout pour les problèmes de sécurité. Mais ces principes ne seront pas mis en application à moins que le leader – comme les commandants Abrashoff et Marquet – ne lance cette transformation, à commencer par le travail sur son ego.

Il est impossible de combattre efficacement le terrorisme moderne, décentralisé et utilisant des moyens sophistiqués de communication, par les services de sécurité organisés à l’ancienne.

Pourtant, en France et en Belgique, nos agents de terrain sont très efficaces en collecte de données. Ils mènent des enquêtes préventives et partagent les informations, déjouant ainsi de nombreux actes terroristes. Souvent, ces initiatives se font sans l’approbation de leur hiérarchie. Elles pourraient pourtant être bien plus nombreuses si l’organisation des services évoluait, permettant à ces derniers de devenir plus agiles que leur adversaire.

Après les attentats de Madrid en 2004, le juge Garzon a dit : « Nous faisons actuellement un tiers de ce qui pourrait être fait en matière de lutte contre le terrorisme en Europe. » Il est temps que nos services de sécurité transforment leurs pratiques organisationnelles pour agir au summum de leur potentiel.