Comme le démontre le cas israélien, la sécurité n’est pas donnée, on la construit

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La plupart des touristes qui se rendent pour la première fois en Israël disent s’être sentis en sécurité pendant tout leur séjour, à la grande surprise de leurs proches rongés par l’inquiétude. Des attentats ont pu être commis pendant leur voyage, ils confirment qu’ils n’ont pas cédé à la panique en constatant le sang-froid et le savoir-faire des pouvoirs publics, des autorités militaires et des citoyens. Quel paradoxe singulier : alors qu’Israël est encore un pays où l’on meurt parce qu’on est juif (même si, depuis Toulouse et l’Hypercacher, il n’est plus le seul à détenir ce monopole), les Israéliens ont conscience d’être protégés et le vivent comme un plébiscite de tous les jours.

La référence à Renan n’est pas fortuite : alors que des clivages économiques, idéologiques, ethniques, sociaux, culturels, politiques et religieux les divisent, les Israéliens n’éprouvent jamais autant le sentiment de faire nation qu’après un attentat (surtout lorsqu’il touche des enfants) ou inversement lorsqu’un exploit a arrêté à temps la catastrophe. Si cette résistance tous azimuts au terrorisme est citée aujourd’hui en exemple, sinon invoquée comme modèle, il convient de rappeler qu’elle s’est forgée dans la longue durée : après trois décennies de guerres conventionnelles livrées entre armées régulières avec peu ou pas de « dommages collatéraux » parmi les populations civiles des deux bords, depuis les années 1970 – près d’un demi-siècle déjà –, les civils israéliens sont devenus le front principal et la cible primordiale de leurs adversaires.

Cette expérience israélienne consiste à aligner des effectifs bien entraînés, des équipements toujours plus sophistiqués et des moyens considérables, lesquels s’appuient sur une volonté politique ferme et un consentement général de la population. Ce dispositif militaire, politique, juridique, financier et législatif – l’état d’urgence proclamé en 1948 est reconduit régulièrement par la Knesset – est indispensable pour opposer à la menace une riposte vigoureuse. Alors qu’Israël est en général jugé et condamné pour la domination qu’il exerce sur les Palestiniens des territoires occupés, voilà que du fait de la vague terroriste qui submerge le monde, on se penche aujourd’hui sur la lutte anti-terroriste menée par Israël et sur la vigilance publique qui contribue elle aussi à relever le défi.

Même ceux d’entre nous qui considèrent avec gravité la responsabilité israélienne dans la situation actuelle et réclament l’arrêt de la colonisation et la fin de l’occupation n’estiment guère que la légitimité de la cause palestinienne justifie d’ôter la vie d’un de leurs concitoyens et de baisser la garde sur la protection des individus. De gauche ou de droite, qu’ils croient au Ciel ou qu’ils n’y croient pas, tous répètent après Camus : « Je défendrai ma mère avant la justice. » Autrement dit, la quête d’une solution à long terme ne peut détourner l’attention immédiate des moyens d’assurer ici et maintenant la sécurité des personnes. Voilà pourquoi la sécurité est l’objet d’un consensus qui transcende les divisions partisanes.

Une culture sécuritaire

Le caractère neuf mais réitéré de la menace terroriste sur le territoire français exige un changement, mais il ne suffit pas de le décréter pour que l’opinion l’intériorise instantanément. On ne naît pas en sécurité, on le devient. Cette culture sécuritaire, Israël semble être né avec, mais contrairement à l’idée reçue, elle n’est pas innée mais acquise, et il n’y a malheureusement pas de raccourci possible pour se l’approprier. Ce n’est pas au premier attentat que les Israéliens ont appris à redoubler de vigilance, mais au bout du dixième, sinon du centième.

Il fut un temps bien révolu où les Israéliens pouvaient circuler librement en Cisjordanie sans craindre des attentats (c’était avant la construction des colonies). Mais depuis, les Israéliens ont appris la leçon : on a beau leur dire que la Judée et la Samarie leur appartiennent, cinquante ans après, ils n’y mettent pas les pieds, exceptés les colons. On ne saurait non plus sous-estimer le poids de l’expérience militaire : on a souvent qualifié Israël d’Etat-garnison et les Israéliens de peuple en uniforme. L’image est sans doute exagérée, mais globalement, il y a une vigilance qui est devenue une seconde nature.

Il faut bien admettre cependant que la nature du conflit n’est pas la même. Alors que les Français n’ont pas tort de se demander pourquoi un tel attentat a lieu, la question ne se pose pas en Israël comme en Palestine dans ces termes : on sait là-bas pourquoi le conflit nous déchire et les deux peuples sont conscients des raisons de la lutte menée en leur nom. Mais il n’y a pas, en France, de peuple dont Daech serait le bras armé. C’est une nouvelle guerre. Les islamistes radicaux ne constituent pas un peuple, mais une tendance ; ils ne sont pas, en outre, concentrés sur une partie du territoire français qu’il suffirait de contrôler ou de tenir à distance comme c’est le cas de la Cisjordanie. Placés là-bas sous autorité militaire, les Palestiniens de Cisjordanie ne bénéficient guère des droits que confère la citoyenneté, ce qui permet de recourir, entre autres, à des mesures de rétorsion et de punition collectives que l’Etat de droit ne peut en France exercer contre ses citoyens.

Israël est un Etat hobbesien par excellence : de même que, pour préserver l’existence de chacun, l’Etat requiert des citoyens le sacrifice d’une partie de leurs libertés, les Israéliens sont disposés à en sacrifier encore un peu plus pour assurer leur protection contre une menace extérieure. Il faut rester modeste, Israël n’a pas réussi à juguler le terrorisme, et cette lutte permanente a un prix : c’est parce que la culture de guerre est prédominante que les Israéliens se montrent sceptiques face à des initiatives de paix.

Et inversement, c’est la culture de paix qui règne en France depuis la fin de la guerre d’Algérie, sinon depuis 1945, qui explique pourquoi la conversion de la population à une culture de guerre est lente et suscite quelque réticence. Cette culture sécuritaire implique des concessions, des entorses, qui rongent la culture démocratique qui s’est constituée en Israël. Ce n’est pas remettre en cause le dispositif sécuritaire que d’en souligner les effets pervers tout en se félicitant de ses heureux résultats.

La période actuelle n’est pas propice aux formules manichéennes : ce n’est pas ou la démocratie ou la sécurité, ou l’Etat de droit ou l’Etat policier. Il faut trouver la combinaison adéquate qui varie en fonction de l’intensité du défi. Cela manque de grandeur et cela n’est pas idéal, mais ce compromis-
là vaut mieux que le sacrifice de la démocratie au nom de la sécurité ou le sacrifice de la sécurité au nom des libertés.


Par Denis Charbit :  maître de conférences en science politique à l’Open University d’Israël (Ra’anana).
Il est l’auteur d’Israël et ses paradoxes (Editions Le Cavalier bleu, 2015).