A Istanbul, la vie à l’occidentale ciblée

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Par le Monde – Marie Jégo

L’attaque d’une discothèque, revendiquée par l’organisation Etat islamique, a fait 39 morts. La police est toujours à la recherche du ou des auteurs de la tuerie.

La police turque était toujours à la recherche, lundi 2 janvier, du ou des auteurs de la tuerie survenue la veille dans une boîte de nuit huppée d’Istanbul. L’attaque, qui a fait 39 morts, en majorité des ressortissants étrangers, et 69 blessés, a été revendiquée dans la matinée par l’organisation Etat islamique (EI), qui a qualifié le Nouvel An de « fête païenne », ajoutant que l’attaque avait été menée en « représailles » à l’engagement de la Turquie contre le groupe ‐ djihadiste en Syrie.

Il était 1 h 15, dimanche 1er janvier, lorsque des tueurs se sont introduits à l’intérieur du club privé Reina, dans le quartier chic d’Ortaköy, sur la rive européenne du Bosphore, pour mitrailler les clients qui fêtaient le Nouvel An.

 L’endroit est le rendez-vous de la jet-set stambouliote, un club pour l’élite occidentalisée. Très connue à Istanbul, cette boîte de nuit-restaurant est fréquentée par des vedettes du football, des personnalités du show-business, de riches hommes d’affaires, des touristes. Entre 600 et 800 personnes dansaient, buvaient et s’amusaient à l’intérieur du Reina lorsqu’un ou plusieurs hommes armés leur ont tiré dessus. Les autorités font état d’un seul tueur dont l’image, imprécise, a pu être capturée par les caméras de surveillance situées à l’extérieur de la discothèque. Arrivé sur les lieux en taxi, l’homme prend un sac dans le coffre de la voiture, l’ouvre, en sort un fusil automatique et commence à tirer. Il tue le policier en faction devant l’établissement ainsi que des membres du service de sécurité. A l’intérieur, c’est le carnage. Des témoins ont raconté s’être cachés sous les tables pendant que le ou les assaillants tiraient sur la foule, allant jusqu’à achever les blessés qui se trouvaient à terre. Pour échapper aux tirs, plusieurs personnes se sont jetées dans les eaux glaciales du Bosphore.

Censure des images

Si les autorités parlent d’un seul tueur, les témoignages cités par les médias et les réseaux sociaux évoquent la présence de plusieurs assaillants. D’autres affirment avoir vu trois et même quatre hommes. Certains disent qu’ils étaient déguisés en Père Noël. Une vidéo amateur, filmée depuis l’autre rive du Bosphore au moment du drame, permet d’entendre des tirs à l’arme automatique extrê mement nourris, ininterrompus pendant sept minutes, ce qui pourrait indiquer la présence de plusieurs assaillants. Vingt-quatre étrangers figurent parmi les victimes, dont une Franco-Tunisienne, plusieurs ressortissants de pays arabes (Koweït, Libye, Arabie saoudite, Irak, Liban, Jordanie, Tunisie), des Indiens, une Israélienne, une Canadienne, un Belge. Trois Français ont été blessés.

 Le périmètre autour du club a été bouclé. Le gouvernement a imposé une censure des images de la scène de crime, officiellement pour ne pas perturber l’enquête. Des opérations de police sont en cours pour retrouver le ou les auteurs de l’attaque, notamment dans le quartier de Kuruçesme, proche d’Ortaköy, sur la rive européenne du Bosphore. « Les assertions selon lesquelles le terroriste se serait déguisé en Père Noël sont infondées. Il s’agit d’un terroriste armé. Le terrorisme est le problème commun de l’humanité. (…) Nous ne nous y soumettrons jamais », a déclaré le premier ministre, Binali Yildirim. Engagée dans une double guerre, contre l’organisation Etat islamique dans le nord de la Syrie et ‐ contre les séparatistes kurdes sur son territoire, la Turquie est la cible régulière d’attentats. Des centaines de personnes ont perdu la vie lors d’attaques suicides survenues dans les grandes villes du pays (44 morts à Besiktas, un quartier festif d’Istanbul, le 10 décembre 2016 ; 14 morts à Kayseri, le 17 décembre 2016). Ces deux attaques ont été revendiquées par les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), un groupe kurde proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie). Le 18 décembre 2016, l’ambassadeur de Russie à Ankara, Andreï Karlov, a été assassiné par un policier qui cherchait à venger les victimes de la guerre en Syrie. Traumatisée, la population limite les sorties. A Istanbul, les commandes de repas livrés à domicile sont en hausse, tandis que les restaurants voient leur clientèle en salle se raréfier.

Campagne médiatique d’ampleur

Pourtant, les centaines de personnes réunies la nuit du Nouvel An au Reina, dont une majorité d’étrangers, avaient bravé l’appréhension. Ils ne savaient pas que des menaces pesaient sur le club. Cité par le quotidien Hürriyet, le propriétaire de la boîte de nuit, Mehmet Kocarslan, a déclaré avoir pris récemment des mesures de sécurité supplémentaires, les services américains de renseignement l’ayant averti de la possibilité d’un attentat. Les médias turcs ont immédiatement dressé un parallèle avec la tuerie survenue le 13 novembre 2015 au Bataclan, à Paris. « Il s’agit d’une attaque contre un certain mode de vie », a souligné, sur la chaîne NTV, dimanche, Akif Hamzaçebi, député du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste et laïc) au Parlement.

L’attaque visait des Stambouliotes adeptes du mode de vie à l’occidentale. Au Reina, l’alcool coulait à flots, les gens dansaient, la salle était décorée de guirlandes et de symboles de Noël et du Nouvel An, autant d’attributs du monde chrétien. Ville cosmopolite et ouverte, Istanbul arbore toujours en fin d’année les décorations communes aux grandes villes d’Europe. Guirlandes, étoiles, sapins, représentations du Père Noël ornent les rues des quartiers occidentalisés et laïcs (Beyoglu, Nisantasi, Sisli, Kadiköy), ainsi que tous les centres commerciaux. Nombreuses sont les familles qui installent un sapin de Noël et des guirlandes dans leurs salons. Jusqu’ici, ces pratiques allaient de soi. Les milieux conservateurs et religieux trouvaient vaguement à redire, mais sans plus. Cette année, une campagne médiatique d’ampleur a été lancée par les tenants de l’islam politique contre la célébration des fêtes de Noël et du Nouvel An. Dans plusieurs villes de province, des tracts ont été distribués, avec la recommandation de ne fêter aucune des deux. A Izmir, ville de la côte égéenne réputée peu religieuse, la distribution des tracts a suscité l’ire des habitants qui ont failli en venir aux mains avec les islamistes, avant l’arrivée de la police. Brusquement, la presse progouvernementale a fait montre d’une agressivité sans pareil envers les adeptes des fêtes de fin d’année. « Ceci est votre dernier avertissement ! Ne fêtez pas le réveillon ! », clamait, dans son édition du 31 décembre 2016, le quotidien Milli Gazete, proche des islamo-conservateurs au pouvoir, et dont l’emblème est un des minarets de la mosquée de Sultanahmet. Le journal décrit la fête du réveillon comme « une nuit de beuveries, de jeux et de débauche ». « Inimaginable, ce délire du Nouvel An ! Des Papas Noël partout, dans les centres commerciaux, sur les marchés, dans les rues, sur les lieux de travail, à la télévision, jusqu’à l’intérieur des maisons où l’on voit des sapins de Noël. Ici, ce n’est pas un pays musulman, peut-être ? », lançait l’éditorialiste Yusuf Kaplan dans le journal Yeni Safak, pro-Erdogan, daté du 1er janvier. Connu pour être le porte-voix du gouvernement, ce quotidien a publié, le 29 décembre 2016, la caricature d’un Père Noël transportant dans sa hotte des femmes en niqabs, armées (http://www.yenisafak.com/karikatur-galeri/osmanturhan-2226) . Plus largement, le Père Noël s’est retrouvé au centre de plusieurs mises en scènes macabres ces derniers jours. Des membres de l’Association de la jeunesse anatolienne (ultranationalistes) ont récemment circoncis un Père Noël gonflable lors d’une action publique organisée à l’université d’Istanbul, avant de le poignarder. Par ailleurs, un groupe de jeunes nationalistes a mis en scène, jeudi 29 décembre 2016, à Aydin, une région située dans l’ouest de la Turquie, un simulacre d’exécution d’un homme déguisé en Père Noël. Les imams se sont, eux aussi, prêtés à l’exercice. Selon Metin Feyzioglu, le président de l’Union des barreaux de Turquie, vendredi 30 décembre 2016, ils ont consacré leurs prêches à la condamnation des célébrations des fêtes de fin d’année, décrites comme « haram » (« péché »). Ce spécialiste en droit pénal vient d’ailleurs d’adresser vingt questions au numéro un turc Recep Tayyip Erdogan sur la tournure inquiétante prise par les événements. L’une de ces questions porte sur les prêches de vendredi.

« Atmosphère délétère »

En Turquie, les prêches déclamés chaque vendredi dans les 80 000 mosquées du pays sont envoyés aux imams par le Diyanet, la direction des affaires religieuses, qui les rédige. Dimanche, Mehmet Görmez, son président, a condamné avec force l’attaque contre le club Reina, expliquant qu’il n’y avait « pas de différence » entre des attaques visant des lieux saints et celles lancées contre des lieux de divertissement. Soulignant « l’atmosphère délétère » qui prévaut en Turquie, Murat Yetkin, éditorialiste de Hürriyet, dénonce l’impunité dont jouissent ceux qui propagent l’intolérance et la haine. « Alors que des procès sont si souvent instruits contre les médias critiques du pouvoir, ni la police, ni la justice, n’a rien entrepris contre ceux qui appellent au crime ou sèment la haine parmi la population », déplore-t- il dans l’édition du 1er janvier.