Le Figaro – Par Cyrille Louis
PORTRAIT – Israël redoute une nouvelle conflagration avec l’ascension de cet ancien chef de la branche armée du mouvement islamiste.
De notre envoyé spécial à Gaza
Qu’a bien pu murmurer Yahya Sinwar à l’oreille du mort? Regard sombre, visage fermé, le nouveau chef du Hamas dans la bande de Gaza a fait une entorse à son habituelle discrétion en s’affichant, samedi 25 mars, au milieu de la foule et des miliciens en armes venus accompagner Mazen Foqaha vers sa dernière demeure. Cadre de la branche militaire du mouvement et ancien camarade de cellule de Sinwar, celui-ci avait été abattu la veille au soir de quatre balles dans la tête au sous-sol de son immeuble. Un travail de professionnel, doublé d’un affront cinglant à celui qui s’apprête à prendre les rênes de l’enclave palestinienne.
L’élection de Yahya Sinwar à la tête du bureau politique du Hamas, annoncée début février, a été commentée en Israël comme le signe d’une inquiétante radicalisation. Les experts du mouvement islamiste voient en lui un «dur» proche des Brigades Ezzedine el-Qassam, qui a fait de leur réarmement après la guerre de l’été 2014 une priorité et n’hésitera pas à entraîner le Territoire palestinien dans une nouvelle confrontation. Les dirigeants islamistes dénoncent pour leur part une «caricature». Ils assurent que leur nouveau patron veut avant tout améliorer le quotidien d’une population éprouvée par l’enfermement et la répétition des flambées de violences. Salah el-Bardawil, membre du bureau politique et ami d’enfance de l’intéressé, promet: «Loin de vouloir nous entraîner vers le précipice, il va renforcer la stabilité et le calme à la frontière pour pouvoir se concentrer sur la situation économique et sociale.»
Né en 1962, Yahya Sinwar a grandi dans le camp de réfugiés de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avant d’intégrer le Hamas au tout début de la première intifada. Étudiant en littérature arabe à l’université islamique, il se rapproche du cheikh Ahmed Yassine, fondateur du mouvement, qui le charge de créer un embryon de police politique. Tandis que son camarade Salah Shehadeh fonde ce qui deviendra la branche armée, lui s’attelle à la traque des Palestiniens qui travaillent pour Israël ou exhibent une moralité douteuse. Sous ses ordres, les «unités du djihad et de la prédication» (Majd en arabe) se forgent une sinistre réputation en brûlant des débits de boissons et des stocks de revues pornographiques. Mais aussi en torturant et en éliminant les traîtres à la cause.
Soupçonné par les services de renseignements israéliens d’avoir personnellement exécuté douze «collaborateurs», Sinwar est arrêté en 1988 et condamné l’année suivante à trente ans de réclusion pour quatre de ces meurtres. Les extraits de ses interrogatoires, opportunément publiés par le site Walla peu après son élection, font froid dans le dos. Le futur chef du Hamas, alors interrogé sur son implication dans le meurtre de tel Palestinien soupçonné de travailler pour l’ennemi, y détaille: «Nous l’avons frappé et l’avons interrogé jusqu’à ce qu’il avoue ses liens avec les services israéliens. Nous avons alors décidé de le tuer et je l’ai étranglé avec un keffieh. Puis nous avons creusé une fosse où nous l’avons enterré – et nous sommes rentrés chez nous.»
Parmi les mille détenus échangés contre Gilad Shalit
Nimbé de ces états de service et apprécié de ses codétenus islamistes pour la simplicité de ses manières, Sinwar s’impose vite comme l’un de leurs représentants auprès de l’administration pénitentiaire. Il apprend l’hébreu, s’inscrit à des cours par correspondance auprès d’une université israélienne et échafaude à ses heures perdues plusieurs plans d’évasion qui sont à chaque fois démasqués. Des contacts soutenus avec l’extérieur font de lui un acteur clé dans les négociations engagées par Israël après la capture du soldat Gilad Shalit. Son frère Mahmoud, qui a entre-temps pris du galon au sein des Brigades Ezzedine el-Qassam, insiste en 2011 pour que Yahya Sinwar figure parmi les mille détenus palestiniens que l’État hébreu relâchera en échange du jeune homme. Accueilli en héros lors de son retour à Gaza, il appelle aussitôt les Brigades Ezzedine el-Qassam à capturer d’autres Israéliens pour obtenir la libération des camarades restés en prison…
Son ascension au sein du mouvement, forcément enveloppé de mystère, frappe rétrospectivement par son caractère fulgurant. Le département d’État américain, qui l’a inscrit dès 2015 sur sa liste des terroristes, ne s’y est pas trompé. «Il a intégré le bureau politique lors des élections de 2012 pour y prendre en charge les questions de sécurité, avant de s’atteler deux ans plus tard aux relations avec la branche armée», révèle Ayman Rafaati, directeur d’un centre de recherche affilié au Hamas, qui lui a récemment consacré une notice biographique. «Sinwar a clairement mis cette période à profit pour réformer et renforcer les Qassam, y compris en écartant les éléments soupçonnés de dérive affairiste ou de compromission morale, puis pour peser sur un processus électoral dont il est sorti vainqueur», affirme un observateur occidental. Résolu à faire libérer ses camarades toujours détenus, il a en outre personnellement pris en main les négociations sur le sort de deux soldats israéliens disparus durant la guerre de l’été 2014.
Gênés par la réputation de brute aveugle dont Israël s’est empressé de l’affubler, les responsables du Hamas décrivent au contraire Sinwar comme un pragmatique. «Il compte notamment durcir le ton contre les éléments extrémistes (inspirés par l’idéologie salafiste djihadiste) qui cherchent à provoquer un embrasement en tirant des roquettes contre Israël», soutient Ayman Rafaati. Salah el-Bardawil souligne pour sa part que Sinwar appliquera scrupuleusement la ligne politique définie par le mouvement. «Rappelez-vous d’Avigdor Lieberman, sourit-il en évoquant le tribun ultranationaliste propulsé il y a un an à la tête du ministère israélien de la Défense. Il promettait de mettre Gaza à feu et à sang quand il était dans l’opposition, mais s’est brusquement assagi en intégrant le gouvernement. Attendez-vous à ce que ce soit un peu pareil avec Sinwar…»
Ces mots visent sans doute à rassurer les habitants de la bande de Gaza, inquiets à l’idée que la montée en puissance des «durs» du Hamas ne débouche à court ou moyen terme sur une nouvelle conflagration. Plus qu’en chef de guerre, c’est en incorruptible proche du peuple que ses proches s’attachent donc à le dépeindre. «Ils louent son tempérament travailleur et ascétique, éclaire l’observateur occidental, pour mieux souligner la rupture avec l’embourgeoisement souvent reproché aux “politiques” qui sont au pouvoir depuis dix ans.»
Résistera-t-il pour autant à la tentation, constante chez les dirigeants du mouvement, d’engager une nouvelle épreuve de force avec Israël pour faire oublier le naufrage de la bande de Gaza? L’assassinat de Mazen Foqaha constitue à cet égard un test important. Le Hamas s’est empressé d’accuser Israël, les appels à riposter par la force se sont multipliés, mais Yahya Sinwar garde pour l’heure le silence. Seul le défunt, à l’oreille duquel il a ostensiblement glissé quelques mots le jour de ses obsèques, connaît ses intentions.