Israël-Palestine : une paix à quatre mains

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Le Monde – Par Piotr Smolar


Ali est un ancien prisonnier palestinien, Shaul un colon israélien. L’histoire les oppose, mais l’essentiel les réunit : avocats  de la non-violence, ils plaident pour un dépassement de la culture victimaire.

Il fait une chaleur de bania russe dans la cabane. Dehors, une fine bruine tombe sur la Cisjordanie. Au sol, trois matelas fins. Le poêle chauffe avec un entrain excessif, dévorant les branches ; il faut ouvrir la porte pour aérer. Vêtu d’un bas de pyjama à carreaux, Ali Abou Awwad est un peu sonné. Il touche son nez rougi. Ce matin, il est entré par mégarde dans une vitre. Mais dès qu’il commence à parler, d’une voix douce, dans un anglais un peu rocailleux et précis, l’activiste oublie la douleur.

Ali Abou Awwad n’a pas le droit – pas encore ? – aux gros titres des journaux. C’est une fourmi besogneuse. Un grand gaillard de 44 ans aux cheveux mi-longs ondulés et au charisme saisissant, qui s’est lancé dans un projet contraire aux vents dominants : la promotion de la non-violence et du dialogue avec les colons, ceux que les siens haïssent, implantés sur leurs terres. Sa cabane est située en bord de route, à quelques centaines de mètres du carrefour du Goush Etzion, haut lieu symbolique et ultramilitarisé de la colonisation, où treize attaques palestiniennes ont eu lieu depuis octobre 2015. Là même où trois adolescents israéliens avaient été enlevés en juin 2014, avant d’être tués, suscitant une émotion nationale.


Au même moment, dans un baraquement voisin, une dizaine de Palestiniens et de colons partagent un thé. Le rendez-vous est fréquent, mais discret. Ils bavardent, parlent de leurs projets communs et du monde tel qu’il tourne, si mal. Cette rencontre inouïe est organisée par l’organisation Roots (racines), dont Ali Abou Awwad est l’un des coordinateurs et la figure la plus emblématique. « Dans un conflit, chaque personne qui fait un pas vers l’autre est considérée comme folle. Pour faire ce qu’on fait, il faut être stupide, naïf, malin, fou, car la majorité des gens ici sont des traumatisés. » 

Un autre cadre de Roots est un colon à la barbe indisciplinée, aux airs un peu hippie : Shaul Judelman. Ce dernier l’affirme : « Ali a une belle âme, mais aussi un esprit politique très aiguisé. C’est un gars de la vieille école du Fatah [principale composante de l’Organisation de libération de la Palestine, l’OLP], qui espère un Etat palestinien. Il comprend que l’ennemi n’est pas le peuple israélien, mais la peur que celui-ci ressent. » La complicité entre les deux hommes, développée depuis près de trois ans, saute aux yeux.

Directeur de l’ONG israélienne Center for International Migration and Integration (CIMI), Jean-Marc Liling a mis son carnet d’adresses à la disposition de Roots, qu’il conseille. Selon lui, Ali et Shaul symbolisent le miroir identitaire tendu entre leurs peuples. « Palestiniens et Israéliens se ressemblent énormément, par leur chaleur, leur attachement à la famille, leur résilience et leur humour assez noir, dit-il. Mais sur un plan négatif, il y a une compétition victimaire, dont parle beaucoup Ali, et qu’il veut avec Shaul contribuer à dépasser pour que les deux narrations nationales deviennent légitimes. » 


« Il faut apprendre à divorcer »

Ali Abou Awwad, qui vit à Beit Ummar, près d’Hébron, est à la fois un idéaliste et un pragmatique. Il rêve d’un mouvement national massif en faveur de la non-violence, pour mettre un terme à cette « culture victimaire » qui enserre la société palestinienne, et à la dépendance toxique aux fonds étrangers, qui déresponsabiliseL’activiste veut qu’une conversation s’installe enfin entre Israéliens et Palestiniens, non sur des bases religieuses et identitaires, mais en reconnaissant les comportements, les lâchetés et les souffrances de chacun. Il constate aussi avec tristesse l’extinction de voix de la gauche israélienne, épuisée par l’échec du cycle d’Oslo – ces accords de 1993 en vue de l’établissement d’un Etat palestinien – et les projets d’annexion fomentés par la droite messianique.

Le temps presse, mais son entreprise s’inscrit dans le long terme. « On ne fait pas de thérapie avant la chirurgie. La réconciliation ne peut être le point de départ. Pour apprendre à se marier, il faut apprendre à divorcer », dit Ali Abou Awwad, qui sait qu’une séparation franche est impossible. Il croit à deux Etats voisins, mais imbriqués du point de vue du peuplement et de l’économie. Dans le cas contraire, il promet que l’impasse actuelle conduira les Israéliens « en enfer », celui d’un Etat unique pour deux peuples, qui sera en réalité un « non-Etat ».

Ali est issu d’une famille de réfugiés, c’est-à-dire de Palestiniens vivant avec la blessure ouverte de la Nakba, la « grande catastrophe » que fut l’exode forcé de centaines de milliers de personnes en 1948. Fils d’une activiste illustre du Fatah, le parti de feu Yasser Arafat, Ali Abou Awwad a 10 ans lorsqu’il voit sa mère arrêtée sur le pont Allenby, qui conduit en Jordanie. Il est renvoyé chez lui, tremblant, en taxi. A la fin des années 1980, il compte parmi les milliers de lanceurs de pierre contre les soldats israéliens, lors de la première Intifada. Condamné à dix ans de détention, il se lance en 1993 dans une grève de la faim pendant dix-sept jours pour pouvoir revoir sa mère. Cette action non-violente lui démontre qu’il existe des moyens pour faire plier l’occupant. « Quand je pense à la prison, je pense à la moralité, au respect, à l’humanité », dit-il. Comme pour tant d’autres prisonniers palestiniens, l’univers carcéral est son université de la vie. Son cursus dure quatre ans.

Le refuge des modérés

Libéré en 1994, il intègre les forces de sécurité palestiniennes, avant de démissionner. Lorsque la seconde Intifada commence, en 2000, il est blessé à la jambe par un colon armé. Soigné en Arabie saoudite, il apprend la mort de son frère Youssouf, tué par un soldat israélien. La colère qui l’anime ne disparaîtra pas, mais trouvera un autre sens, au gré de rencontres imprévues. Ali Abou Awwad confronte sa peine à celle de familles israéliennes, réunies au sein d’une organisation, The Parents Circle Families Forum (PCFF), qui prône le dialogue et la réconciliation. Ses membres rendent visite à la mère de l’activiste pour présenter leurs condoléances.

Pour le jeune homme, c’est l’étincelle. Elle motivera son engagement pacifiste, qui se concrétise avec la création de l’organisation Al-Tariq (« le chemin », en arabe). Lorsque, pour la première fois, Shaul Judelman découvre Ali, c’est sur une vidéo que ce dernier a enregistrée. « J’avais l’impression d’entendre un sioniste des années 1920, critiquant les insuffisances de son propre camp, mais traçant un chemin vers l’émancipation nationale », sourit le colon. Les deux hommes, et les activistes qui gravitent autour d’eux, vont unir leurs efforts et trouver un point de chute : le terrain que possède la famille d’Ali Abou Awwad, près du carrefour du Goush Etzion, au milieu des colonies. Ce sera le refuge des modérés.

Un soldat israélien au Goush Etzion, sur la route entre Jérusalem et Hébron, en janvier 2016.
Un soldat israélien au Goush Etzion, sur la route entre Jérusalem et Hébron, en janvier 2016. MENAHEM KAHANA / AFP

La famille de Shaul Judelman, elle, est originaire des pays baltes. Ses parents ont vécu en Afrique du Sud, avant de s’installer aux Etats-Unis, en 1976. Le garçon grandit à Seattle (Etat de Washington), sur la côte ouest. Sans jamais avoir mis les pieds en Israël, il sent toutefois un lien avec cette terre, son peuple, son histoire. Il participe à des manifestations de solidarité avec les juifs soviétiques, puis avec les juifs éthiopiens. En 2000, à 21 ans, il arrive enfin en Israël. « Je cherchais un lien à la fois avec la terre et avec la tradition, explique-t-il. J’ai trouvé un kibboutz spécialisé dans l’agriculture bio dans la vallée du Jourdain. » Il y reste plusieurs mois, avant de s’installer dans le Goush Etzion, au sud de Jérusalem, en Cisjordanie. Il étudie dans une yeshiva (école religieuse) pendant six ans, dans la colonie de Bat Ayin. La seconde Intifada commence. Le sang noie l’espoir d’Oslo. « Au début des années 2000, se souvient-il, j’ai arrêté de croire à la paix, dans la capacité des Palestiniens à nous accepter et à admettre notre lien avec cette terre. »


« Réconcilier les mémoires »

C’est un rabbin colon, renommé et original, Menachem Froman, qui va pousser Shaul Judelman sur la voie du dialogue et du pacifisme. « Nous ne sommes pas face à un conflit religieux, mais la religion tient une place importante dans nos deux mythologies nationales, souligne-t-il, avec des mots que le rabbin n’aurait pas reniés. Il faut dire dans le même temps que toute cette terre est Israël, et que toute cette terre est la Palestine, en réconciliant les mémoires, car un tracé de frontières ne suffira pas. » Shaul Judelman estime qu’une confédération israélo-palestinienne serait un meilleur modèle que la solution classique à deux Etats.

Mais comme Ali Abou Awwad, il s’intéresse d’abord à la transformation des deux sociétés, à l’évolution des mentalités. Pour cela, Roots organise des ateliers photo, des rencontres inter-religieuses, des camps de vacances pour les enfants. L’organisation essaie aussi de promouvoir le rôle des femmes dans les communautés et d’impliquer les acteurs locaux, comme les maires ou les professeurs. Pour l’heure, la majorité de la population palestinienne subit l’occupation, enrage contre ses propres dirigeants, détourne les yeux. « Je pense qu’on n’est pas encore assez bruyants, dit Ali Abou Awwad, et qu’on ne dérange pas vraiment le système. »

En dehors de ces activités publiques, Roots s’efforce aussi de jouer un rôle de médiateur auprès de l’administration civile israélienne, qui contrôle la zone C, soit 60 % de la Cisjordanie. C’est elle qui décide des voies d’accès à l’eau, des permis de construire –accordés très chichement aux Palestiniens – ou encore de la restitution des corps quand un assaillant ou un manifestant meurt. Ce fut le cas en octobre 2016, lorsqu’un adolescent de Beit Ummar, lanceur de pierres, fut tué. « Il avait été puni, mais on a dit au ministère de la défense qu’il devait être enterré, conformément au judaïsme », explique Shaul Judelman.

L’une des questions fondamentales que posent les deux hommes s’adresse aussi bien à la gauche israélienne qu’aux étrangers, observateurs ou intervenants dans le conflit : comment traiter les colons ? Par leur nombre – près de 400 000 en Cisjordanie –, ils ne peuvent être considérés comme quelques meubles à déplacer d’une pièce à l’autre, de gré ou de force. Mais par leur diversité, ils échappent au plan large sans nuance. Il existe parmi eux des fanatiques racistes, adeptes de la violence, sans aucun code moral lorsqu’il s’agit des Palestiniens. Mais il y a aussi des êtres épris de judaïsme, dont l’ancrage spirituel en « Judée-Samarie » ne peut être méprisé, estiment les membres de Roots. Sans parler des Israéliens installés en Cisjordanie pour des raisons matérielles, en raison des prix prohibitifs de l’immobilier dans les grandes villes. « Tant que les Palestiniens nous considéreront comme les Français en Algérie, on n’arrivera à rien », tranche Shaul Judelman. « Avant, pour moi, les colons étaient le diable, dit Ali Abou Awwad. J’ai appris leurs liens avec cette terre. J’ai compris qu’ils pouvaient être impliqués dans la solution. »