Par Le Monde – Marc Semo et Benjamin Barthe
L’Europe veut utiliser la promesse d’investissements comme un levier de pression pour un accord de paix.
Bien que la guerre en Syrie ne soit pas terminée, la communauté internationale se prépare, à petits pas, à cette échéance. Pour la première fois depuis le début du conflit, il y a six ans, la reconstruction de ce pays figure au programme d’une conférence multilatérale de niveau ministériel.
Organisée les 4 et 5 avril à Bruxelles, sous la présidence conjointe de l’Union européenne (UE) et des Nations unies, en présence des vingt-huit Etats membres de l’UE et des principaux pays impliqués dans la crise, comme les Etats-Unis, la Russie et les voisins de la Syrie, cette réunion poursuit deux objectifs : d’une part, soutenir le laborieux processus de négociations intersyrien en cours à Genève ; et, d’autre part, « évaluer les conditions régionales dans lesquelles une aide pourrait être fournie après la fin du conflit ».
Ces mots très prudents de Federica Mogherini, la chef de la diplomatie européenne, illustrent le chemin étroit sur lequel s’engagent les Vingt-Huit : signaler leur disposition à financer une partie du titanesque chantier de la reconstruction, évalué entre 200 et 300 milliards d’euros, sans signer de chèque en blanc aux autorités syriennes. « Pas un euro pour la reconstruction de la Syrie sans transition politique », résume, de façon plus abrupte, le ministre français des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault.
Principal soutien parmi les Occidentaux de l’opposition syrienne, la France a, parmi les Vingt-Huit, la position la plus tranchée pour rappeler que l’UE peut et doit utiliser cette promesse d’investissements comme un levier de pression sur le régime Assad. Certes, certains Etats membres, à commencer par la République tchèque, sont nettement plus conciliants vis-à-vis de Damas. Mais la majorité continue, quoique sur un ton moins catégorique que Paris, de conditionner l’aide de l’UE à un accord de paix, sur la base de la résolution 2254 des Nations unies.
Garantir la sécurité
Ce texte, actuellement débattu à Genève, prévoit l’instauration d’une « gouvernance inclusive et non sectaire », l’élaboration d’une nouvelle Constitution et la tenue d’élections, sous contrôle des Nations unies. « Pourquoi payer pour une solution injuste, instable, à laquelle nous ne serions pas associés, qui ne permettrait ni l’arrêt du terrorisme ni le retour des réfugiés et nous ferait même complices de crimes de guerre ? », s’interroge un haut diplomate français, évoquant notamment les déplacements forcés de population imposés par le régime.
La Russie, le principal allié de Damas, n’a pas les moyens de payer. « Son produit intérieur brut est entre celui de l’Espagne et de l’Italie », rappelle-t-on à Paris comme à Washington. L’Iran, autre protecteur d’Assad, n’a pas plus de réserves. Les Etats-Unis, pour leur part, se désintéressent de plus en plus de l’avenir de la Syrie. Sur le papier, seuls les monarchies du Golfe et les membres de l’UE ont l’intérêt et les moyens d’aider la Syrie à se relever. Une position dont l’Union pense pouvoir user pour obtenir des concessions de Damas.
« Il s’agit d’astiquer la carotte pour la rendre la plus appétissante possible », s’amuse un diplomate européen. Le pouvoir syrien se laissera-t-il tenter ? « L’UE se berce d’illusions, juge un haut fonctionnaire syrien, qui a pris ses distances avec Damas. Tout ce qui intéresse le régime, c’est de rester au pouvoir. Le pays peut sombrer, il s’en fout. Les responsables des services de sécurité préfèrent ça à se faire massacrer par les rebelles. La nouvelle bourgeoisie de guerre se satisfait de ses trafics. La seule pression efficace sur le régime est la pression militaire. Quand Moscou cesse ses bombardements et que les rebelles se remettent à avancer, c’est seulement là que le régime réagit. »
Au siège de la Commission européenne, on fait valoir que le préalable de la transition vise justement à faire pression sur Moscou. « Les Russes disaient à tout le monde : “Ne vous inquiétez pas pour la reconstruction, les Européens paieront”, raconte un expert européen. C’est pour cela que nous avons posé nos conditions. Et cela commence à porter des fruits. Les Russes se sont beaucoup plus investis dans l’actuelle session de négociation, à Genève, que dans les précédentes. »
Jeu trouble
Sans résultat notable pour l’instant. Comme en 2014 et 2016, les envoyés de Damas multiplient les tactiques dilatoires, bien conscients que le temps joue pour eux. Aussi bien face à l’opposition armée, en phase de désintégration avancée, que face aux Européens et aux pays limitrophes de la Syrie, confrontés à une opinion publique de plus en plus à vif, sur la question des réfugiés et celle du terrorisme djihadiste.
« Si, le lendemain de l’arrêt des combats, les réfugiés constatent qu’ils n’ont nulle part où revenir, qu’il n’y a ni toit ni emploi pour eux en Syrie, ils ne reviendront pas », prévient Khawla Mattar, la numéro deux de l’ESCWA (Economic and Social Commission for Western Asia), une agence onusienne basée à Beyrouth, qui planche sur l’après-guerre en Syrie.
Faute d’avancée dans le processus de paix, le haut fonctionnaire cité plus haut, qui est convié à la conférence de Bruxelles, suggère de conditionner la reconstruction à des progrès plus locaux. « L’UE devrait annoncer qu’elle est prête à débloquer 50 millions de dollars pour rebâtir, par exemple, Qoussair [une localité proche de la frontière libanaise, reconquise par les forces pro-Assad en 2013], si le régime autorise la population qui en a été expulsée à y revenir. »
Labyrinthe politico-moral
« Et comment garantir la sécurité des gens qui reviendraient ?, objecte Jihad Yazigi, un économiste acquis à l’opposition. La logique, c’est de faire rentrer les habitants de Homs [la grande ville voisine de Qoussair]. Et, pour cela, il faut un changement politique. »
De peur de s’égarer dans ce labyrinthe politico-moral, l’UE préfère pour l’instant ne pas s’y engager. Il y a quelques mois, l’ONU lui a demandé de financer un projet de déblaiement de gravats à Homs. Des emplois étaient à la clé, un argument pas négligeable dans la lutte contre la propagande djihadiste.
Mais, dans cette ville martyre, le pouvoir syrien se livre à un jeu trouble. L’opposition l’accuse de vouloir implanter ses partisans, de confession chiite ou alaouite, dans d’anciens quartiers rebelles en ruines, dont les habitants, sunnites, ont été expulsés. Confrontée au risque de faire le jeu du régime, l’UE a refusé d’investir dans le projet de l’ONU.