Macron-Trump, des amis sans affinités (Marc Semo, Solenn de Royer, Gilles Paris – Le Monde)

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Alors que tout les éloigne dans leurs convictions et leurs parcours, les deux présidents affichent une entente personnelle qu’ils mettront en scène pendant trois jours à partir de lundi.

La nuit est tombée depuis longtemps sur l’Elysée. Mais le premier étage du palais est resté éclairé. Dimanche 8 avril, Emmanuel Macron a convoqué sa garde rapprochée, dont son conseiller diplomatique, Philippe Etienne, et son chef d’état-major particulier, l’amiral Bernard Rogel, pour une réunion d’urgence dans son bureau. Les services de renseignement français ont fait état la veille de deux possibles attaques chimiques à Douma, en Syrie. Dans l’après-midi, Emmanuel Macron a demandé à la cellule diplomatique de l’Elysée d’organiser un appel téléphonique avec le président américain, Donald Trump.

La communication est établie peu avant minuit depuis la ligne sécurisée utilisée pour les appels classifiés. « Hello Donald, how have you been ? [“Bonsoir Donald, comment vas-tu ?”], commence M. Macron.
– Emmaaanoueeel, what’s up ? [“Emmanuel, quoi de neuf ?”] », lance M. Trump, comme à l’accoutumée.

Pendant la semaine qui suit, MM. Macron et Trump se parleront tous les soirs, jusqu’aux frappes conjointes sur des sites liés au programme chimique de Damas, dans la nuit du 13 au 14 avril. « Dans la première partie de la semaine, Donald Trump était un peu dans l’exaltation, il a fait des tweets, il voulait réfléchir à plusieurs options, raconte un diplomate français. Puis, à partir du moment où l’opération a été décidée, il a compris qu’il fallait être beaucoup plus discret. Au téléphone, il est donc soudain devenu plus prudent, parlant par ellipses, presque de manière codée. Il y a toujours chez lui une part de théâtre. » Le président américain a été, ajoute cette source, pendant toute la durée de la crise, un partenaire d’une grande « fiabilité ».

Moment de vérité

Aussi bien pour le locataire de l’Elysée que pour celui de la Maison Blanche, cette opération militaire a été un moment de vérité pour la relation, à la fois personnelle et politique, qui s’est nouée entre eux depuis un an. Une relation forte et, à bien des égards, étonnante. Car tout sépare les deux hommes sans pourtant les opposer. D’un côté, un tonitruant magnat de l’immobilier, un démagogue assumé chantre de l’« America First » et de l’unilatéralisme. De l’autre, un brillant énarque, représentant de ces élites haïes des populistes, héraut d’une Europe ouverte et du multilatéralisme.

« Macron a su passer au-dessus du mépris unanime et gagner la confiance de Trump. Il a réussi à devenir son seul interlocuteur en Europe », Bruno Le Maire, ministre de l’économie

Aucun dirigeant n’a d’ailleurs porté de jugement plus sévère sur la présidence Twitter de Donald Trump qu’Emmanuel Macron dans un entretien au magazine Time, en novembre 2017. « Quand vous avez la responsabilité de grandes institutions et de beaucoup de personnes, vous ne pouvez pas réagir en permanence sur ce type de média ou sur n’importe quel autre média. Vous avez besoin de temps et de distance, vous devez vérifier les informations, réfléchir à ce à quoi vous devez réagir ou non », expliquait le président français.

Donald Trump, qui a écarté en un temps record de sa présidence tous ceux qui pouvaient donner l’impression de lui faire la leçon, a pourtant accordé à son homologue français le trophée symbolique de la première visite d’Etat de sa présidence, le 24 avril. En l’espace d’une seule année, les deux hommes ont nourri, au fil de dizaines d’entretiens téléphoniques, une proximité que Barack Obama et François Hollande n’avaient jamais pu établir, malgré des convictions partagées. « Macron a su passer au-dessus du mépris unanime et gagner la confiance de Trump, résume le ministre de l’économie, Bruno Le Maire. Il a même réussi à devenir le seul interlocuteur de Trump en Europe. Une belle prouesse. »

Deux animaux politiques

Tout a commencé le 8 mai 2017, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, avec un appel téléphonique du président américain. « Emmanuel, c’est génial, cette victoire et ce que tu as fait au Louvre. J’ai passé toute ma nuit devant la télévision. Ce sont des images magnifiques ! Bravo ! », lance un Donald Trump enthousiaste.

D’instinct, les deux animaux politiques se flairent et se reconnaissent. Outsiders, ils ont été élus à la surprise générale après avoir cassé les codes politiques de leur pays. Malgré tout ce qui les oppose sur les solutions à apporter, le diagnostic qu’ils posent sur les blocages de leurs sociétés respectives se rapproche singulièrement. « Tu es comme moi, un gagnant et un dealmaker [“faiseur d’accord”], nous allons très bien travailler ensemble », insiste le président américain, qui définit volontiers aussi son homologue français comme un « trailblazer », un pionnier.

« Ses relations personnelles avec Angela Merkel ou Theresa May sont très mauvaises, car il est manifestement mal à l’aise avec l’image renvoyée par de telles femmes politiques », Laurence Nardon, de l’IFRI

La surprise passée, Emmanuel Macron et son équipe en charge de la politique internationale se rendent à l’évidence. « Quoi que l’on pense de la personnalité de Donald Trump, il est le président des Etats-Unis, la première puissance mondiale, notre allié depuis deux cent cinquante ans et il sera notre interlocuteur », résume un diplomate. Le chef de l’Etat garde ce cap malgré les critiques, y compris celles de son prédécesseur François Hollande. Pendant la campagne américaine, le socialiste n’avait pas hésité à évoquer le « haut-le-cœur » que lui donnaient les « excès » du candidat républicain. Le pouvoir hollandiste n’avait d’ailleurs prévu qu’un seul communiqué de félicitations pour Hillary Clinton. « Trump, c’est le scénario catastrophe », confiait alors un diplomate français.

Macron fait le pari inverse, il achète Trump à la baisse. « Donald Trump est mal vu à peu près partout dans le monde sauf en Arabie saoudite et en Israël. Ses relations personnelles avec la chancelière allemande, Angela Merkel, comme avec la première ministre britannique, Theresa May, dont il est pourtant proche idéologiquement, sont très mauvaises, car il est manifestement mal à l’aise avec l’image renvoyée par de telles femmes politiques », explique Laurence Nardon, responsable du programme Etats-Unis de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Poignée de main

Poignée de main entre le président américain Donald Trump et Emmanuel Macron à l’ambassade ambassade américaine de Bruxelles, le 25 mai 2017.
Poignée de main entre le président américain Donald Trump et Emmanuel Macron à l’ambassade ambassade américaine de Bruxelles, le 25 mai 2017. EVAN VUCCI / AP

Le premier face-à-face entre les deux hommes se tient le 25 mai à Bruxelles, la capitale d’une Union européenne que Donald Trump n’apprécie guère et où siège l’OTAN, qu’il a qualifiée de bureaucratie « dispendieuse et inutile » pendant sa campagne. C’est également la première sortie internationale d’Emmanuel Macron, élu deux semaines plus tôt face à Marine Le Pen dont le président des Etats-Unis avait estimé qu’elle était « la plus forte sur les frontières et pour ce qui arrive en France », en référence à la vague d’attentats djihadistes.

MM. Macron et Trump se rencontrent à l’ambassade des Etats-Unis. L’histoire ne retiendra pas les propos de circonstance échangés devant la presse avant leur entretien, mais l’exercice de la poignée de main que le président américain est réputé pratiquer de manière très directive. Cette fois, l’empoignade de neuf secondes, les yeux dans les yeux, tourne à l’avantage du jeune Français, qui relâche le dernier sa pression.  « Ma poignée de main avec lui, ce n’est pas innocent, ce n’est pas l’alpha et l’oméga d’une politique mais un moment de vérité, expliqua-t-il ensuite au Journal du dimancheIl faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, même symboliques (…). »

Il y a déjà urgence pour Emmanuel Macron. Donald Trump, qui n’a cessé de repousser l’annonce de sa décision sur l’accord de Paris contre le réchauffement climatique, est tiraillé entre sa promesse de campagne de sortir d’un compromis présenté comme « injuste », alors qu’il n’impose pourtant rien, et les pressions de ceux qui, à la Maison Blanche, sont soucieux de ne pas isoler les Etats-Unis. Lors du sommet du G7 à Taormine, en Italie, une autre première pour les deux hommes, Emmanuel Macron pense encore pouvoir convaincre Donald Trump.

Las, le 1er juin, ce dernier annonce le retrait des Etats-Unis de l’accord. « J’ai été élu pour représenter Pittsburgh [ancienne capitale sidérurgique de Pennsylvanie], pas Paris », se justifie-t-il. Le président français riposte aussitôt par un « Make Our Planet Great Again », écho au « Make America Great Again » teinté de nostalgie qui a été la signature de campagne du candidat républicain. Macron a toutefois pris soin d’appeler Trump pour le prévenir : « Je suis désolé, Donald, on vient de voir ta déclaration, je ne suis pas d’accord, je suis obligé d’intervenir. »

« Relation personnelle forte »

Le centenaire de l’entrée en guerre des Etats-Unis dans la première guerre mondiale donne l’occasion à Emmanuel Macron de ressouder le lien avec une invitation de prestige : le défilé militaire du 14-Juillet à Paris. Il sait son homologue sensible à la pompe. Le président américain est flatté, mais il hésite. « Je ne veux pas créer de polémique. Beaucoup de gens m’adorent mais d’autres n’aiment pas ma politique et je ne veux pas t’embarrasser, je vais t’envoyer mes meilleurs gens », explique-t-il au téléphone. Macron insiste : « Si tu viens toi, les Français seront fiers de t’accueillir. » Trump vacille. « Melania pourra venir aussi ? », demande-t-il après un silence. Macron se tourne vers ses conseillers qui lèvent le pouce en signe de victoire en murmurant un « Yes ! », ils savent que c’est gagné. « D’accord, conclut l’Américain. Je viendrai donc avec Melania. Et ce sera le meilleur 14-Juillet ! »

Dîner de couples au Jules Verne, un restaurant étoilé situé au deuxième étage de la tour Eiffel. Cérémonie aux Invalides avec garde d’honneur et fanfare. Hommage à la tombe du maréchal Foch puis à celle de Napoléon. Le chef de l’Etat sort le grand jeu pour épater son homologue et surjoue la proximité. « Nos deux nations sont alliées depuis toujours, mais nous avons une relation personnelle forte à laquelle je suis attaché », explique-t-il.

De leur côté, Brigitte Macron et Melania Trump visitent la cathédrale Notre-Dame avant de descendre la Seine sur une péniche. Le lendemain, la prestance des troupes françaises qui défilent sur les Champs-Elysées enthousiasme ce président qui a échappé à la guerre du Vietnam. Au point qu’il réclame aussitôt une parade similaire à Washington. « Avec des chevaux ! », précise-t-il à ses conseillers.

Un lien salué par les éditorialistes

La visite à Paris marque un tournant. Dès lors, Donald Trump ne jure plus que par « Emmaaanoueeel ». Il y a quelques jours, l’Américain a d’ailleurs appelé le Français pour lui dire que « le Tout-Washington » voulait assister au dîner d’Etat qu’il donnera à la Maison Blanche le 24 avril en l’honneur de Macron. « Tous mes copains veulent venir ! Je vais vendre des tickets ! », lui a-t-il glissé en riant.

Fréquentes, les communications téléphoniques s’enchaînent. Pour son « ami », le président américain découpe à l’occasion des articles évoquant leurs bonnes relations ou bien l’amélioration des résultats économiques de l’Hexagone : « it’s true » ou « great job », écrit-il dans la marge après avoir entouré au Stabilo un titre ou un commentaire. Les coupures de presse sont ensuite envoyées à Paris par la valise diplomatique.

Nombre d’éditorialistes américains, volontiers critiques sur les foucades et l’imprévisibilité du président américain, saluent ce lien. « Emmanuel Macron incarne l’ultime meilleur espoir pour les alliés des Etats-Unis de limiter le côté apocalyptique de la nature de Trump », relevait en septembre 2017 Roger Cohen, du New York Times. Peu avant la reconnaissance par les Etats-Unis de Jérusalem comme capitale d’Israël, un ministre de l’administration Trump a d’ailleurs demandé à un ministre français avec lequel il est en lien fréquent si Macron pouvait « appeler » le président américain pour tenter de le dissuader. « Lui au moins, Trump le respecte et l’admire », argue-t-il alors. Macron s’exécute, en vain.

Car, en dépit de la relation personnelle forte qui unit les deux hommes, le pouvoir d’influence du président français sur son homologue américain reste limité. Comme en témoignent le retrait américain de l’accord sur le climat, le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem ou les mesures de protectionnisme sur l’acier et l’aluminium. Pour Thomas Snégaroff, professeur à Sciences Po :

« Emmanuel Macron n’a pas l’ambition d’influencer Trump, il sait qu’il ne le fera pas changer de positions et seul compte pour lui son électorat, surtout à quelques mois des élections de mi-mandat. Mais il pense pouvoir le modérer sur certains points. »

Une échéance sensible se précise : la décision de Washington de rester ou non dans l’accord de 2015 qui empêche l’Iran de poursuivre un programme nucléaire controversé. Donald Trump ne cesse de répéter qu’il s’agit du « pire » accord jamais négocié par son pays. Une loi oblige le président à maintenir ou non l’engagement de l’Amérique, à intervalles réguliers. La prochaine échéance est pour le 12 mai et Trump a annoncé qu’il ne reconduirait pas la suspension des sanctions. Macron espère encore arriver à le convaincre que cet accord, malgré ses limites, doit être préservé. Ce sera le principal enjeu de la visite à Washington, leur première rencontre depuis New York, en marge de la dernière assemblée générale des Nations unies, en septembre 2017.

Différends

A la tribune du temple du multilatéralisme, jadis moqué par Donald Trump, les deux dirigeants se sont affrontés. Trump décrit des régions du monde sur le point de « sombrer en enfer » et multiplie les attaques contre l’ennemi nord-coréen, menacé d’annihilation, contre l’Iran ou le Venezuela. Il défend les Etats claquemurés derrière leurs frontières. « En tant que président des Etats-Unis, je mettrai toujours l’Amérique en premier », assure-t-il. C’est à lui qu’Emmanuel Macron semble répondre quand il invite ses pairs « à réconcilier notre intérêt et nos valeurs, notre sécurité et le bien commun de la planète »« Partout où le multilatéralisme se dote des armes de son efficacité, il est utile », plaide le Français.

Mais ces visions du monde aux antipodes n’empêchent pas des convergences de fond sur la Syrie, la lutte contre le terrorisme, le Mali, la Corée du Nord… Et même l’Iran. Macron veut maintenir l’accord nucléaire mais partage les préoccupations de son interlocuteur sur les limites et lacunes de celui-ci. Emmanuel Macron, qui aime revendiquer l’héritage « gaullo-mitterrandien » et l’indépendance de la France sur la scène extérieure, n’oublie pas que, dans les crises internationales graves, De Gaulle comme Mitterrand ont été les plus fiables alliés de Washington.

Le président français observe aussi avec intérêt les succès obtenus par Trump sur la scène intérieure. En décembre 2017, il a ainsi noté que le président américain avait fait voter par le Congrès la baisse d’impôts promise pendant sa campagne. « Le président considère qu’un homme élu contre tout le monde est porteur de quelque chose qu’il ne faut pas négliger, résume le porte-parole de l’Elysée, Bruno Roger-Petit. Il le voit comme un homme politique de son temps. »

Dans la capitale américaine, les Français ne sont plus, depuis longtemps, les « cheese-eating surrender monkeys », les « singes capitulards bouffeurs de fromage » de 2003, stigmatisés pour leur refus de se joindre à l’invasion de l’Irak. L’intervention au Mali, en 2013, a convaincu le Pentagone de la détermination française et la présence aux côtés d’Emmanuel Macron de Jean-Yves Le Drian, passé de la défense aux affaires étrangères, est un atout.

La liste des différends ne cesse pourtant de s’allonger. Le commerce international en est un autre. Donnant satisfaction à la tendance protectionniste de son électorat, Donald Trump a annoncé le 8 mars que les importations d’acier et d’aluminium seraient désormais taxées.

S’il est prompt à moquer ses interlocuteurs, y compris son voisin le premier ministre canadien Justin Trudeau, Donald Trump n’a jamais mis en cause publiquement Emmanuel Macron. Ce dernier incarne pourtant tout ce que le courant nationaliste qui a assuré l’élection du milliardaire exècre : l’expertise parfois arrogante des élites, l’attachement à la globalisation, et le refus de boucs émissaires commodes, qu’il s’agisse de l’immigration ou de l’islam. Combien de temps peut encore durer cette « bromance » paradoxale où le succès de l’un signifierait la défaite de l’autre ?