Controverse autour du prix des droits de l’homme décerné par la France à deux ONG israélienne et palestinienne (Piotr Smolar – Marc Semo – Le Monde)

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La ministre de la justice Nicole Belloubet a renoncé lundi à présider la cérémonie de remise d’une récompense aux associations B’Tselem et Al-Haq, mises en cause par Israël et les organisations juives de France.

Devant les pressions, le gouvernement français a cédé. La ministre de la justice Nicole Belloubet devait présider lundi 10 décembre la remise du prix des droits de l’homme, doté par les services du premier ministre Edouard Philippe. Composé de membres de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), le jury a décidé d’honorer cinq lauréats cette année. L’un des prix est une récompense commune à deux ONG, israélienne et palestinienne, B’Tselem et l’association Al-Haq. Une façon de saluer leur travail de documentation de l’occupation, dans un environnement hostile, et ce le jour de la célébration de la déclaration universelle des droits de l’homme, signée il y a soixante-dix ans.

Or la garde des sceaux a décidé en fin de semaine dernière de ne pas participer à la cérémonie, contrairement à ce que la CNCDH avait annoncé le 28 novembre.« Son agenda ne le lui permettait pas, regardez ce qui se passe actuellement », se justifie-t-on dans son entourage, en référence aux réunions de crise autour d’Emmanuel Macron, ce lundi. Mais aucun autre membre du gouvernement n’a été dépêché à sa place. C’est finalement François Croquette, ambassadeur pour les droits de l’homme, qui a remis les prix, après des jours orageux de négociations en coulisses. L’affaire est d’autant plus embarrassante que les deux ONG sont connues et appréciées de longue date par les diplomates français et leurs collègues européens, chargés des territoires palestiniens.

Ce revirement de Mme Belloubet a coïncidé avec une campagne de pressions exercées en Israël par des responsables de la droite, et en France, par les organisations juives. Jusqu’au dernier moment, elle a visé à empêcher la présence d’un représentant du gouvernement français. Cette absence à cette cérémonie est en soi exceptionnelle, seulement constatée deux fois en trente ans.

« Ce n’est pas à l’Elysée que ça coinçait »

Selon nos informations, l’absence de tout membre du gouvernement relèverait d’une décision de Matignon. « Ce n’est pas à l’Elysée que ça coinçait », résume une source diplomatique. Autorité indépendante reconnue par l’ONU, la CNCDH compte 64 membres – représentants de la société civile et des syndicats, 30 experts et représentant des cultes et des loges maçonniques, plus les représentants de l’Assemblée, du Sénat, du Conseil économique, social et environnemental. Ils sont formellement nommés par le premier ministre, mais leur totale indépendance est garantie par une entité réunissant le vice-président du Conseil d’Etat, le premier président de la Cour de cassation et le premier président de la Cour des comptes.

Hagaï El-Ad, directeur exécutif de l’ONG  B'Tselem, en 2016 à Tel-Aviv.
Hagaï El-Ad, directeur exécutif de l’ONG  B’Tselem, en 2016 à Tel-Aviv. JACK GUEZ / AFP

« La dernière chose dont la France a besoin est de tensions avec nous, sur le plan international », explique une source israélienne. L’ambassade de l’Etat hébreu à Paris s’était dite « choquée », le 6 décembre sur Twitter, par la remise de ce prix. Elle avait alors uniquement ciblé Al-Haq. Son directeur, Shawan Jabarin, est accusé par les autorités israéliennes et différentes organisations proches de la droite d’avoir été un membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), associé à ce titre au terrorisme.

Mais les autres pourfendeurs de ce prix commun ont mis les deux lauréats dans le même sac. La vice-ministre des affaires étrangères, Tzipi Hotovely, a estimé que les rapports de B’Tselem étaient « biaisés » et reposaient « sur des sources non fiables afin de porter du tort à Israël ». Aucun élément ne conforte cette attaque. Ancien ambassadeur à Washington, membre du parti Koulanou, Michael Oren a aussi réagi sur Twitter à l’attribution de ce prix en écrivant, en version originale : « Honte à la France ! » Selon le vice-ministre en charge de la diplomatie, la France ne peut se targuer de lutter contre l’antisémitisme, tout en récompensant deux organisations qui « accusent Israël d’apartheid, nous délégitimise sur le plan international, défendent le terrorisme et soutiennent le BDS. » Le BDS est le mouvement appelant au « boycottage, au désinvestissement et aux sanctions » pour punir Israël de la poursuite de l’occupation.

De source israélienne, on indique qu’un homme aurait joué un rôle important dans le renoncement de la garde des sceaux : le député Meyer Habib (UDI), élu de la 8circonscription des Français de l’étranger. « J’ai honte pour mon pays, qui loin d’assumer ses responsabilités, jette de l’huile sur le feu, attise la haine et encourage la radicalisation antisioniste », a dit le député le 5 décembre, évoquant un « geste clairement hostile en direction d’Israël ». Grand ami de Benyamin Nétanyahou, au point d’apparaître comme son porte-parole officieux en France, Meyer Habib s’en était pris le 30 novembre sur Twitter au Monde, à Libération et au quotidien israélien Haaretz pour leur supposée « haine viscérale » du premier ministre. Le 27 septembre, il écrivait aussi, à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU :« Enorme discours de@netanyahu à l’#ONU2018. Fier de lui, fier d’être son ami. »

Campagne « hystérique »

De leur côté, les organisations juives de France ont suivi les autorités israéliennes, reprenant même, dans le cas du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), les publications de l’organisation israélienne NGO Monitor. Proche du gouvernement, celle-ci est connue pour ses attaques permanentes contre les organisations, israéliennes ou étrangères, se permettant la moindre critique au sujet de l’occupation.

Parlant de « provocation » et de position « incompréhensible » au sujet du prix attribué, le président du CRIF, Francis Kalifat, a écrit à la garde des sceaux pour lui faire savoir que son absence à la cérémonie ne satisfaisait pas ses demandes. Selon lui, les deux organisations lauréates appelleraient au boycottage d’Israël. Or B’Tselem n’a aucune position officielle sur le BDS. Quant à Shawan Jabarin, le président d’Al-Haq, il a qualifié le BDS d’« outil non violent le plus efficace à disposition des Palestiniens pour lutter contre l’occupation », dans une tribune parue en 2016.

Interrogé par Le Monde, Hagaï El-Ad, le directeur de B’Tselem, dit que la campagne « hystérique du gouvernement » visant les deux organisations « démontre le climat politique hostile dans lequel nous travaillons, fait de propagande, de mensonges et de menaces, pour nous salir et nous faire taire ».Hagaï El-Ad est l’une des bêtes noires de la droite nationaliste israélienne et des organisations qui lui sont rattachées. Pour la deuxième fois, il a pris la parole devant la Conseil de sécurité de l’ONU, le 18 octobre, pour dénoncer la mécanique de l’occupation. « Je ne suis pas un traître, ni un héros, dit-il ce jour-là. Les héros sont les Palestiniens supportant l’occupation avec courage et persévérance ; ceux qui se réveillent au milieu de la nuit en découvrant des soldats dans leurs maisons ; ceux qui savent que si un être aimé est tué, l’impunité est garantie pour les responsables ; ceux qui restent sur leurs terres en sachant que l’arrivée des bulldozers n’est qu’une question de temps. »