Le testament syrien de François Hollande

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LE MONDE |  Par Nathalie Guibert  et Marc Semo

Le chef de l’Etat soutient les frappes ordonnées par Trump contre le régime Assad. Dans un entretien au « Monde », il plaide pour une relance des négociations.


Jamais, tout au long de son quinquennat, François Hollande n’a cessé de penser au conflit syrien.

Le bombardement à l’arme chimique du 4 avril à Khan Cheikhoun, près d’Idlib, qui a tué au moins 87 personnes dont de nombreux enfants, a ravivé chez le président français les souvenirs d’août 2013. Un déluge d’obus remplis de gaz sarin, lancés par le régime de Bachar Al-Assad sur le quartier rebelle de la Ghouta, dans la banlieue de Damas, venait d’assassiner 1 400 civils. Barack Obama avait averti que l’emploi par le régime de l’arme chimique contre sa propre population était «une ligne rouge ». Mais c’est son successeur, Donald Trump, le 6 avril, qui a finalement répondu par la force à Damas en décidant seul de bombarder une base de l’armée syrienne.

Dès lors que Donald Trump a fait ce choix, et quelle que soit l’interprétation que nous en avons – une motivation de politique intérieure, une frappe unique, une volonté d’impressionner ou tout simplement son imprévisibilité –, il a créé un événement qui doit être utilisé politiquement par la France, par l’Europe, pour ramener le plus possible les différentes parties du conflit à la négociation », explique François Hollande au Monde, lors d’une rencontre mardi 11 avril, à l’Elysée, au cours de laquelle il a longuement évoqué les occasions manquées, le rôle de la France et les possibilités de mettre un terme à cet interminable conflit.

En 2013, François Hollande s’était placé aux côtés des Américains pour mener des frappes punitives, auxquelles Barack Obama renonça au dernier moment dans la nuit du 31 août, alors que les Rafale français étaient prêts au décollage. L’histoire de la Syrie aurait-elle, alors, pris un autre chemin? « J’en suis convaincu », dit François Hollande. La guerre, dont le bilan atteint 400 000 morts, aurait-elle pu s’achever pour autant ? « Soyons modérés dans nos conclusions et lucides sur ce qu’est la nature du régime et de ses soutiens, notamment de l’Iran », ajoute-t-il, mais en 2013, des « conditions objectives » étaient, selon lui, réunies pour un tournant : l’opposition modérée était forte, le régime de Damas faible, l’Iran dans l’attente de l’accord nucléaire, Vladimir Poutine président depuis moins de deux ans, et les pays du Golfe très déterminés.


« Raisons tactiques »

Après l’attaque de la Ghouta en 2013, la Russie et les Etats-Unis s’étaient en outre mis d’accord sur un plan de démantèlement des armes chimiques syriennes, supervisé par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Un succès selon l’Elysée : l’initiative a permis de mettre au jour un arsenal dont on avait sous-estimé l’ampleur, capable de détruire Israël. « Heureusement que cela a été détruit, on voit bien comment un régime à bout de forces peut décider du pire. »

Ainsi, « chacun espérait, même si nous n’étions pas intervenus, que les stocks de ces armes avaient été détruits ainsi que les installations qui les fabriquaient. Mais à l’évidence, le régime en détenait encore », constate François Hollande. Ces quatre dernières années, les forces de Damas – mais aussi l’organisation Etat islamique (EI) – ont certes eu recours à des obus au chlore, moins meurtriers. Mais nul n’avait employé des substances militaires élaborées.

La récidive du 4 avril dans l’emploi de gaz sarin a surpris. « Je ne pense pas que ce soit une provocation, indique le chef de l’Etat. Ce régime a un sentiment d’impunité. Il a pensé que l’ayant déjà fait, et répété, cela soulèverait des haut-le-cœur mais ne provoquerait rien de plus. » Le gaz neurotoxique utilisé contre la population de Khan Cheikhoun relève de petites quantités résiduelles disséminées dans le pays, selon l’Elysée. « Nous avons, dans ce cas précis, la certitude de l’utilisation d’une arme chimique lancée depuis un avion, qui a décollé de la base de Chayrat pour aller [vers sa cible]. Selon nos informations, elle n’a pas été utilisée par hasard ni par maladresse, ou seulement pour créer une forme de terreur. La frappe avait des raisons tactiques, elle visait à créer un rapport de force sur le terrain, à causer des pertes, dont des enfants, car on ne peut pas distinguer entre les combattants et les populations civiles. Les Américains, non plus, n’ont pas de doutes. »


Allié « irrésolu »

Quand il évoque l’occasion perdue de 2013, M. Hollande dit « comprendre les motivations qui étaient celles de Barack Obama. Il n’avait pas été élu pour lancer une nouvelle intervention, mais pour se désengager du Moyen-Orient et il voulait faire prévaloir la négociation en tablant sur la pression mise par la menace du recours à la force ». Il juge cependant sévèrement le fait que le président américain n’ait pas utilisé la répression. « Obama n’a pas vu qu’il ne s’agissait pas seulement de la Syrie et de la “ligne rouge” face à Bachar Al-Assad. Pour Vladimir Poutine, cela a été la révélation que les Etats-Unis préféraient toujours la voie du compromis, la discussion, la diplomatie, plutôt que la force. Je fais un lien entre ce qui ne s’est pas passé en Syrie et ce qui s’est passé en Ukraine. »

Selon le chef de l’Etat, quand son homologue russe a vu qu’il pouvait avancer sans risque autre que des sanctions, « il a pu engager des actes de force qu’il n’avait pas imaginés au départ ». Les conséquences en Syrie même ont été dévastatrices. L’opposition modérée a réalisé que leur principal allié était « irrésolu », souligne M. Hollande. Et c’est à ce moment-là que le rapport de force change au profit de l’EI.

« L’objectif de nos frappes, si elles avaient eu lieu, était plus large que celle que vient de réaliser Donald Trump. Il s’agissait de détruire des installations chimiques et des centres administratifs d’où l’on savait que les ordres étaient donnés. » Le but, précise M. Hollande, « n’était pas de tuer Bachar Al-Assad ».

« On se souvient que cela n’a pas été la formule la plus efficace dans d’autres théâtres d’opération, en Libye notamment. » Surtout, « quand on n’a pas l’autorisation des Nations unies, il est difficile de tuer un dirigeant même si on peut dire que c’est légitime ». Il s’agissait donc tout à la fois de rappeler la validité de la ligne rouge, d’affaiblir le régime et d’aller vers des négociations. « Le processus avait plutôt bien avancé fin 2012, et les principes avaient été fixés à Genève. Même si le débat continuait à propos du sort de Bachar, la négociation pouvait s’engager. Après 2013, elle ne le pouvait plus, dès lors qu’il n’y a pas eu l’intervention. »

A Paris, on avait même pensé pendant un moment que la France pouvait lancer seule ses bombardiers. « C’est vrai, on a regardé cette option », précise M. Hollande. « D’un point de vue technique, nous pouvions frapper seuls, mais, c’est vrai, en grande concertation avec nos alliés américains. En revanche, d’un point de vue politique, c’était impossible, au moment où Obama ouvrait la voie diplomatique. La condamnation de notre initiative aurait été assez large. » Et aujourd’hui ? Le président estime l’option « encore plus » défendable, techniquement comme politiquement, en l’absence d’avancées réelles dans le processus diplomatique.


Paradoxe

François Hollande n’exprime pas de regrets, mais souligne un paradoxe. En 2003, « on a cherché des armes de destruction massive partout en Irak pour justifier une intervention qui a été lancée sans avoir de preuve », et Jacques Chirac a eu, selon lui, raison de ne pas suivre les Etats-Unis. «

En 2013, on savait qu’il y avait des armes de destruction massive [en Syrie] et on n’y est pas allé. » Le premier ministre britannique d’alors, David Cameron, n’a pas pu engager son armée faut d’accord du Parlement à Londres. Le président Obama ne l’a pas voulu. « Nous, on a sauvé l’honneur. »

Avant de bombarder la base de Chayrat le 6 avril, les Américains ont prévenu les autorités françaises quelques heures à l’avance. « Une courtoisie qui ne permettait pas de s’associer à une telle opération, ce qui nécessiterait plusieurs jours de préparation. » Paris a compris que

Washington voulait agir seul. « Pour nous, l’essentiel était qu’ils le fassent, ajoute M. Hollande. On leur a fait comprendre qu’on approuvait cette frappe, et que s’ils nous l’avaient demandé, nous aurions examiné l’hypothèse d’une opération conjointe. » Et demain? « S’il y avait d’autres utilisations d’armes chimiques, on voit mal comment M. Trump pourrait rester inactif. »

Le choix de l’Elysée était plutôt de passer par les Nations unies, en faisant la démonstration que Bachar Al-Assad avait de nouveau utilisé une arme chimique, tout en s’attendant à un énième veto russe. « Donald Trump n’a pas attendu les discussions à l’ONU », constate M. Hollande. En décidant de riposter, « il a voulu montrer qu’il n’était pas Obama ». Il y aurait deux interprétations possibles à cette attitude : « C’est un homme qui peut agir, et le fait à un moment qui peut surprendre mais peut être tactiquement bon. Ou il est quelqu’un de totalement imprévisible et il peut faire des choses qu’à un moment on ne pourra pas suivre. Le temps dira si c’était une opération  improvisée ou si elle s’inscrit dans un cadre stratégique. » Pour François Hollande, « il faut faire comprendre à Donald Trump que le multilatéralisme est préférable. S’il veut tout faire tout seul, il ne pourra demander à ses alliés de l’argent ».

Une chose est certaine : le moment paraît propice pour ramener tous les acteurs de la crise à la table des négociations. L’opposition syrienne, d’abord. Elle qui était de plus en plus affaiblie y compris à la table des négociations sur l’avenir du pays à Genève, se trouve ragaillardie.

Vladimir Poutine, ensuite. « Il pensait avoir les mains totalement libres depuis plusieurs mois. Il avaitun accord avec la Turquie et une alliance avec l’Iran, tandis que le régime à Damas avait gagné des positions militaires. Il avait même été capable de nouer une petite alliance avec les Kurdes pour dire qu’ils pouvaient aller à Rakka, rappelle M. Hollande. Il était le deus ex machina de tout cela, mais maintenant, il ne l’est plus. » Reste à savoir pour combien de temps.


Riposte risquée

L’Elysée fait l’analyse que Bachar Al-Assad, l’allié de Moscou pour lequel il va sans doute encore bloquer des résolutions au Conseil de sécurité de l’ONU, « porte désormais l’étiquette de massacreur chimique » et qu’il sera plus difficile de continuer à le réhabiliter. Vladimir Poutine pensait aussi avoir avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, un accord en béton, « mais voilà qu’après l’attaque chimique, Erdogan approuve la frappe américaine, voyant l’occasion de reprendre un peu d’air. Même si le président russe n’en montrera rien, il sait que le rapport de force lui est moins favorable ». D’un autre côté, en France, comme en Allemagne, dans les campagnes électorales, « les pro-Poutine ne se sentent pas trop à leur aise ».

Les Iraniens enfin, sont en pleine période électorale. « Il y a donc une fenêtre d’opportunité à saisir », juge le président français. La France pourra-t-elle jouer un rôle plus actif dans les semaines qui viennent ? « Le fait que nous soyons militairement présents sur le terrain nous donne une position plus forte, y compris sur le plan diplomatique, assure M. Hollande. Notre position était apparue plus sévère que d’autres à l’égard du régime car on aurait voulu le punir davantage. Mais les faits, maintenant, nous donnent raison. »

Au G20 de Saint-Pétersbourg, en septembre 2013, juste après l’attaque de la Ghouta, la France avait soumis à ses alliés un texte leur demandant de se joindre à elle pour dénoncer les attaques chimiques. L’Allemagne avait produit un document alternatif. Cette fois, juste après la frappe américaine, le chef de l’Etat a rédigé un communiqué commun avec la chancelière Angela Merkel.

« Une telle position commune aurait été impossible en 2013. Il est nécessaire que l’Allemagne soit là pour que la France soit plus forte, et que l’Europe soit présente », affirme le chef de l’Etat, qui renchérit : « L’Allemagne a compris que les Etats-Unis prennent les décisions seuls et que les Britanniques sont en train de quitter l’Union. Alors il lui reste son amie de toujours, la France. »

A l’approche de la bataille de Rakka, le fief de l’EI considéré comme le but de guerre français, la riposte de Donald Trump n’est cependant pas sans risque. La Russie a annoncé qu’elle suspendait les mesures de « déconfliction » mises au point avec les Etats-Unis pour éviter les incidents entre les deux armées dans les airs. « Au-delà de ces déclarations publiques, il faudra veiller à garder ces accords de manière à ce que cela ne puisse retarder les opérations sur Rakka, et plus généralement, les frappes aériennes en Syrie. Il faut absolument continuer à frapper Daech dans cette période. Il serait dangereux de laisser penser que nous changeons d’ennemi. »


« Langage commun »

Ces dernières semaines, les contours de l’offensive de Rakka se sont précisés. Les acteurs du conflit, dont les Turcs, se sont mis d’accord pour que les forces arabo-kurdes en soient la composante principale au sol. Il n’est pas exclu cependant que le président Erdogan puisse de nouveau vouloir être partie prenante de l’opération en excluant une partie des Kurdes.

Paris souhaite que l’action débute vite. Selon François Hollande, le plan militaire continue de se dérouler comme prévu et la prise de Rakka, à défaut d’être « imminente », comme l’a dit son ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, pourrait se faire « rapidement ». Pousser militairement, mais aussi diplomatiquement, donc. L’Elysée ne croit pas à un scénario d’escalade, nourri par d’autres bombardements chimiques syriens. « La réaction russe après la frappe des Américains n’est pas telle que l’on puisse le penser. En août 2013, cela aurait été probablement la même chose. 

François Hollande se convainc qu’un « langage commun » peut désormais être trouvé pour relancer le processus diplomatique à Genève. La position française selon laquelle Bachar Al-Assad ne peut pas être l’avenir de la Syrie redevient plus audible depuis les horreurs du 4 avril. « Si la France disait qu’il ne peut y avoir de discussions à Genève tant que Bachar est encore là, ce serait une fin de non-recevoir. Mais affirmer qu’au terme du processus il doit partir est devenu une évidence. » Et de citer l’exemple du leader chiite irakien Moqtada Al-Sadr : « Il dit la même chose car Bachar commence à coûter trop cher aux chiites. »

La France, conclut le président, n’est jamais sortie du jeu politique autour de la Syrie, elle y est restée au travers de sa participation – « deuxième contributeur après les Etats-Unis » – à la coalition militaire contre l’organisation Etat islamique. François Hollande n’en reconnaît pas moins que Paris a été écarté des discussions diplomatiques après la reconquête d’Alep-Est, fin 2016, par Damas, avec l’aide des Russes et des Iraniens. « Là, nous revenons. Et comme souvent, si nous revenons, ce n’est pas seulement grâce à nos propres mérites, même s’ils sont réels, mais grâce aux fautes de l’adversaire. Il y a une faute, que nous avons su saisir, car nous avions quelque légitimité et nous avions continué à faire valoir notre position. » Et maintenant, selon lui, aux Européens d’agir pour avancer vers une sortie de crise.