Au Liban sud, le legs empoisonné de la guerre avec Israël

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LE MONDE |  Par Laure Stephan (envoyée spéciale/journaliste – Zebqine – Liban sud) – Benjamin Barthe (envoyé spécial / journaliste – Zebqine – Liban sud) 


C’est une journée pleine de lumière, un premier goût de printemps sur les collines en fleurs du Liban sud. La brise caresse le feuillage des orangers et des oliviers de Zebqine, un village proche de la frontière avec Israël. Nabih et Hassan Bzeih, des jumeaux de 12 ans, sont partis gambader avec leurs amis dans la vallée en contrebas des maisonnettes. Pique-nique, baignade dans la rivière, fous rire : l’après-midi du 27 mars 2015 s’écoule sans souci.

Mais sur le chemin du retour, l’un des adolescents s’empare d’une petite boîte métallique qui traîne dans l’herbe. Ses camarades, avertis des dangers des bombes à sous-munitions – dont l’armée israélienne a tapissé le sol de la région, à la fin du conflit de l’été 2006 avec le mouvement chiite libanais Hezbollah –, tentent de lui faire lâcher prise. Trop tard. L’engin explose au milieu de la bande de copains, blessant huit d’entre eux, dont Nabih, et surtout Hassan, qui gît le corps ensanglanté.

Donné pour mort, le jeune garçon à la tignasse de jais sera finalement sauvé après des mois d’hospitalisation. De cette expérience traumatisante, il a gardé une balafre en travers du ventre, une attelle au bras gauche et une jambe qui claudique. Son oncle Mohamed, le frère de sa mère, avait été moins chanceux : la mini-bombe sur laquelle il a marché en 2007 lui a pris la vie. « Mes fils étaient brillants à l’école, soupire le père des jumeaux, un cultivateur de tabac. Depuis l’accident, ils ont régressé sur tout, surtout Hassan. Il marche avec peine, ne joue plus et a beaucoup de mal à se concentrer. »

Dix ans après la deuxième guerre du Liban, qui avait débuté le 12 juillet 2006 par une embuscade meurtrière côté israélien et s’était conclue, trente-trois jours plus tard, sur une quasi-défaite pour l’Etat hébreu, les bombes de Tsahal continuent de tuer et de mutiler : 23 blessés et un mort en 2013, 15 blessés et un mort en 2014, 15 blessés et 2 morts en 2015… Selon le décompte de l’armée libanaise, depuis le cessez-le-feu du 14 août 2006, 504 ressortissants du pays du Cèdre ont été blessés et 56 autres tués par des armes à sous-munitions israéliennes. Comme une armada invisible

A l’approche de la fin des combats, le Liban sud a été arrosé de ces gros obus qui disséminent en vol des milliers d’engins explosifs sur une surface grande comme un terrain de football. Une canonnade insensée, destinée à châtier la population de cette région pour la résistance imprévue du Hezbollah, capable de tirer des roquettes sur le nord d’Israël jusqu’à la dernière minute. « Ce que nous avons fait est fou et monstrueux », confiera le chef d’une batterie de missiles au quotidien israélien Haaretz.

Alors que ces mini-bombes sont censées exploser à l’impact, un nombre important d’entre elles, estimées à au moins un million, ne se sont pas déclenchées. Issues d’un stock américain vétuste livré en urgence à Israël, elles ont atterri dans des champs et des rues, sur des oliviers, des toits de maisons ou des cours d’écoles. Comme une armada invisible, tapie dans la nature et dans la ville, qui attend qu’une main ou qu’un pied s’approche pour sauter sur sa proie.

Leurs premières victimes furent les membres de la famille Al-Khattab, à Habboush, un village des environs de Nabatihe, une place forte du Hezbollah. Le 14 août 2006, jour de l’arrêt des combats, à 9 h 30, ils sont plusieurs à se risquer dans la rue pour scruter le ciel et s’assurer que les avions israéliens ont bel et bien disparu. Personne ne porte attention au petit cylindre de fer qui dépasse d’un tas de gravats. Un coup de pied, et c’est le drame. Deux morts, dont un enfant de 11 ans, et deux blessés, dont Ibrahim Al-Khattab, un berger, alors âgé d’une trentaine d’années, touché au genou. moustachu, rencontré au milieu de ses chèvres, sur les hauteurs du village.

Dix ans après, je ressens toujours la douleur, ajoute-t-il en remontant la jambe de son pantalon. Les médecins n’ont pas pu m’enlever tous les shrapnels. C’est comme un canif planté dans la chair. »

Les campagnes de prévention menées par la société civile libanaise et le travail de collecte entrepris par l’armée, avec le soutien d’ONG internationales, ont sauvé de nombreuses vies. Mais la baisse du financement, l’éparpillement des projectiles et le refus des autorités israéliennes de fournir les coordonnées précises des zones bombardées ont ralenti le processus de nettoyage des terrains.

Sur un total de 58 km2 contaminés en 2006, 18 km2 n’ont toujours pas été viabilisés.

Les aléas du climat compliquent l’opération. Les coulées de terrain provoquées par les orages ont enfoui beaucoup de sous-munitions originellement en surface. Transformées en mines, difficiles à déceler, elles exposent les paysans du Liban sud à de mauvaises surprises lorsqu’ils labourent leurs terres. Ali Zouhour, un habitant du village de Yohmor, âgé de 31 ans, a ainsi perdu un œil et son avant-bras dans une explosion déclenchée par un coup de pioche.

Lui qui rêvait d’une vie au grand air à la tête de l’exploitation oléicole familiale a dû se reconvertir dans l’artisanat sur bois, au sein d’une association de charité. Il lâche sur un ton amer, en désignant du regard son bras droit impotent : 

A Zebqine, le village de Hassan et de son frère Nabih, des feux d’artifice éclatent. On célèbre le retour au bercail d’un autre rescapé de la tragique balade de 2015. Ce cousin des jumeaux, défiguré dans l’explosion, revient d’une opération de reconstruction du visage. La chirurgie s’est bien passée, mais son regard reste emprunt de colère et de tristesse, comme figé sur le moment où la petite boîte fatale est apparue sur le chemin des enfants. Selon l’armée libanaise, il faudra encore plusieurs années avant que le sud du pays ne soit totalement purgé de ces bombes à retardement.