Ran Halévi: «Nétanyahou à l’heure du bilan devant l’histoire» (Ran Halévi – Le Figaro)

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L’action du premier ministre d’Israël, dont le «règne» semble toucher à sa fin, présente des aspects très contradictoires, argumente l’historien*.

Plus d’un mois après les élections législatives en Israël, le pays n’a toujours pas de gouvernement. Benyamin Nétanyahou a échoué à former une coalition et son principal concurrent, Benny Gantz, pressenti à son tour, n’a guère plus de chance d’y parvenir. Les Israéliens risquent ainsi de retourner aux urnes pour la troisième fois en quelques mois.

Où sera alors M. Nétanyahou? Sauf coup de théâtre, le procureur de l’État va prochainement lui notifier sa mise en examen pour trois affaires de fraude, corruption et abus de confiance, qui pourraient lui valoir des années de prison. Mais tant qu’une majorité n’aura pas été dégagée, le premier ministre pourra théoriquement assurer l’intérim.

C’est peu vraisemblable. Les deux élections anticipées qu’il vient d’imposer au pays avaient pour unique objet l’espoir de réunir une majorité susceptible de le mettre provisoirement à l’abri des poursuites. Il n’y est pas parvenu, faisant perdre au passage à son parti le quart de sa représentation parlementaire. Et voilà que, par deux fois, il ne réussit à constituer une majorité. Ces échecs sentent comme une fin de partie, il le sait.

Nétanyahou s’est montré en revanche plus clairvoyant face aux provocations répétées du Hamas, en se gardant d’entraîner l’armée dans une opération militaire à Gaza, réclamée bruyamment par les siens

Ce surdoué de la politique, qui gouverne le pays sans discontinuer depuis dix ans, est un véritable nœud de contradictions: entre sa rhétorique et sa politique, entre l’homme d’État avisé et l’homme public sans foi ni scrupules dans son rapport à la loi et à l’esprit des institutions.

M. Nétanyahou réussit à étendre les horizons diplomatiques de l’État hébreu à travers les continents et à nombre d’États arabes, chose inimaginable il y a peu. Il a su longtemps préserver Israël des convulsions régionales – je continue à penser que sa seule grande erreur a été de rejeter l’accord sur le nucléaire iranien et de convaincre Donald Trump de l’abandonner, sans autre résultat que d’enhardir les provocations iraniennes, d’affaiblir les États sunnites et de rompre le fragile équilibre régional. M. Nétanyahou s’est montré en revanche plus clairvoyant face aux provocations répétées du Hamas, en se gardant d’entraîner l’armée dans une opération militaire à Gaza, réclamée bruyamment par les siens. Et malgré la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, l’étroite coopération militaire avec l’Autorité palestinienne continue. L’économie se porte bien,le high-tech prospère et les récentes dérives budgétaires sont réparables.

Or c’est le même homme qui a bâti sa fortune politique sur les méthodes délétères de la post-vérité dont il aura été un des pionniers, bien avant le Brexit, Trump et les zélateurs en Europe de la «démocratie illibérale». Dès les législatives de 1996, il a mis en pratique face à Shimon Pérès les recettes de son conseiller en communication américain, Arthur Finkelstein, un prodige des enquêtes d’opinion. La stratégie reposait sur quelques préceptes invariables: pour gagner une élection, il faut en polariser d’emblée les enjeux ; traiter son concurrent en ennemi et chercher à le discréditer par des «révélations» sur son idéologie, ses desseins inavoués, ses mœurs ; et cibler, en le visant, les thèmes susceptibles d’exacerber les peurs qui travaillent l’opinion. Bref, le diaboliser au point que le plus indolent des électeurs se décide à aller voter pour lui barrer la route. Du Trump avant Trump.

Il a usé sans retenue de toutes les ficelles de la post-vérité et des « fake news », faisant manufacturer des mensonges sur le seul critère de leur efficacité électorale

La trouvaille de Finkelstein en 1996, c’était d’inonder Israël de panneaux annonçant que Shimon Pérès s’apprêtait à rendre Jérusalem-Est aux Palestiniens. Nétanyahou a emporté les élections. Des années plus tard, il recommandera son mentor à Viktor Orban pour l’aider à se faire réélire. Et comme M. Orban n’avait pas un adversaire de poids à démoniser pour stimuler sa campagne, Finkelstein lui en a fabriqué un sur mesure, le milliardaire George Soros, qu’il allait ériger en ennemi mortel du peuple hongrois et de tous les populistes de la planète.

Benjamin Nétanyahou ne partage pas les théories fumeuses de M. Orban sur la «démocratie illibérale». Il n’a jamais touché – et ne l’aurait pu s’il essayait – à la liberté d’expression quand bien même il s’efforçait, sans grand succès, de peser sur certains médias. C’est sa détermination, surtout, d’échapper à ses différents procès qui l’aura amené, progressivement, à s’attaquer avec de plus en plus de virulence aux piliers de l’État de droit – la police, les juges d’instruction, le procureur de l’État, la Cour suprême, sans parler des médias, des «élites», de la «gauche antinationale».

Au cours des deux dernières campagnes, il a usé sans retenue de toutes les ficelles de la post-vérité et des «fake news», faisant manufacturer des mensonges sur le seul critère de leur efficacité électorale: contre les Arabes d’Israël, contre Benny Gantz, objet d’attaques et de rumeurs d’une rare bassesse, et contre «la gauche», label étendu à tout ce qui pouvait lui porter ombrage. À charge pour ces «ennemis» de démentir…: du Finkelstein dans le texte.

La pollution du débat public n’est pas propre seulement à Israël, pas plus qu’elle peut se résumer aux démêlés judiciaires de M. Nétanyahou. Les entorses faites à l’État de droit sont réelles, et dangereuses. Mais la démocratie israélienne se révèle bien plus vigoureuse que ne l’imaginent les alarmistes, notamment à gauche.

Ce qui contribue surtout à éroder ses ressorts, c’est l’annexion rampante de la Cisjordanie, dont les promoteurs tiennent l’État de droit pour une contrariété, voire une nuisance, qu’ils bafouent ouvertement, et impunément. M. Nétanyahou, à la fois otage et complice de cette extrême droite messianique, passait son temps à ruser avec une réalité qui menace à terme de créer dans les Territoires une réalité binationale: en clair, la fin de l’État hébreu. Cette dérive, associée à l’usage toxique des ressources de la post-vérité, a fini par donner à son mandat un caractère crépusculaire.

* Directeur de recherche au CNRS, professeur au Centre de recherches politiques Raymond-Aron.