Ran Halévi: «Israël­: pourquoi le projet d’annexion du Jourdain a été abandonné» (Le Figaro)

Share on facebook
Share on twitter
Share on linkedin
Share on print
Share on email

TRIBUNE – Le curieux projet d’annexion de la vallée du Jourdain et des enclaves en Cisjordanie, finalement abandonné par Nétanyahou, paraissait en contradiction avec la politique conduite jusque-là par l’État israélien, analyse l’historien*.

Pas d’annexion, donc, par Israël de la vallée du Jourdain et des enclaves en Cisjordanie. Le projet d’étendre la souveraineté israélienne sur ces territoires à partir du 1er juillet avait agité pendant des mois les chancelleries, les médias, l’opinion israélienne et les abonnés de l’antisionisme. La montagne a fini par accoucher d’une souris. Rarement un non-événement aura suscité autant de tumulte avant de ne pas se produire et de disparaître des conversations.

Curieux débat, puisqu’on ne connaissait ni les détails ni les modalités de cette annexion fantôme: aucune carte n’a été présentée à la Knesset, à l’armée, même au gouvernement. À la veille de la date fatidique on ne savait toujours pas à quoi s’en tenir. Enfin, le 1er juillet s’en est venu, puis s’en est allé, comme si de rien n’était. Et pas un mot d’explication officiel, aucune déclaration, la page était tournée. Et puis les Israéliens avaient la tête ailleurs avec l’explosion, incontrôlable, d’une deuxième vague de l’épidémie du Covid-19. Avec le recul, il paraît plus facile de comprendre les raisons qui ont amené M. Nétanyahou à abandonner son projet que celles qui l’y avaient poussé.

Des considérations de poids plaidaient en effet contre son initiative. Stratégiques: la priorité aujourd’hui, expliquent nombre d’experts, est la lutte internationale contre la relance du programme nucléaire iranien ; l’annexion en détournerait l’attention, affaiblirait les leviers diplomatiques de Jérusalem et pourrait défaire le front qui l’unit aux États arabes hostiles aux agissements de Téhéran. Politiques: Israël justifie l’occupation de la Cisjordanie par le rejet systématique qu’oppose l’Autorité palestinienne à tous les plans de paix qu’on lui soumet depuis vingt ans. Avec l’annexion, c’est l’État hébreu qui va endosser le rôle de fossoyeur de la solution des deux États. Enfin, des considérations légales: l’application de la souveraineté israélienne sur des territoires conquis par la force militaire viole le droit international, enfreint la fameuse résolution 242 du Conseil de sécurité (1967) et contrevient aux accords d’Oslo qui laissaient à une négociation bilatérale le soin de décider le tracé de la frontière entre les deux États.

Cette fois, M. Nétanyahou n’a pas eu la main. Il réussit à réunir une vaste coalition contre un projet mal ficelé, aux bénéfices douteux et aux conséquences redoutables

Les arguments sécuritaires allégués en faveur de l’annexion ne tiennent pas davantage: Tsahal n’en a nul besoin pour exercer un contrôle total sur la vallée du Jourdain. Et la rivière du Jourdain n’est pas un atout militaire: depuis la signature de l’accord de paix avec le roi Hussein (1994), la profondeur stratégique d’Israël s’étend jusqu’à la frontière entre la Jordanie et l’Irak. L’annexion de la vallée du Jourdain ne peut que dégrader les relations de l’État hébreu avec le voisin hachémite, déjà fragilisé par la crise économique. Et elle va mettre à mal la coordination sécuritaire, discrète mais étroite, entre Israël et l’Autorité palestinienne, qu’elle affaiblirait un peu plus au bénéfice du Hamas. Quant aux États du Golfe, pourtant très accommodants envers Jérusalem et peu soucieux des affaires palestiniennes, ils ont averti publiquement qu’ils n’entendent pas figurer dans le monde arabe comme les facilitateurs consentants de M. Nétanyahou dans une expédition qui contrarie leurs intérêts.

Pourquoi donc ce projet d’annexion? Sans doute M. Nétanyahou avait-il à l’esprit deux précédents célèbres – l’extension de la souveraineté israélienne à Jérusalem-Est en 1967 et au plateau du Golan en 1981 – que la communauté internationale a fini par tolérer sinon reconnaître. Croyait-il qu’elle accepterait aujourd’hui ce qu’elle avait laissé faire hier? Il allait vite déchanter devant les mises en garde très fermes des Européens, des alliés arabes d’Israël, des démocrates américains – même parmi les meilleurs soutiens de l’État hébreu – et de M. Biden en personne.

Mais il croyait pouvoir miser sur le soutien de la Maison-Blanche. Après tout, c’est le plan de paix de M. Trump, conçu en étroite collaboration avec Jérusalem, qui prévoyait à terme l’annexion israélienne des territoires que M. Nétanyahou entendait maintenant s’approprier en avance sur le calendrier, en oubliant l’autre disposition du projet américain: reprise des négociations israélo-palestiniennes en vue d’aboutir à un accord global où la contrepartie de l’annexion serait la création d’un État palestinien.

L’annexion voulue par M. Nétanyahou de colonies isolées au sein des populations palestiniennes rendrait impraticable une partition future entre les deux peuples

M. Nétanyahou voulait l’une sans l’autre. Il rappelait, avec raison, le refus obstiné de M. Abbas d’engager des négociations, tout comme le rejet par les Palestiniens, en 2000 puis en 2008, d’offres autrement généreuses que ne prévoit le plan Trump. De là à expliquer, comme l’ont hasardé certains, qu’une annexion unilatérale allait inciter les Palestiniens à ressusciter le processus de paix, c’était un vœu pieux auquel M. Nétanyahou lui-même ne croyait pas une seconde. Mais il pensait qu’avec Donald Trump, qui avait déjà reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël et la souveraineté de l’État hébreu sur le Golan, une occasion unique se présentait pour forcer le destin. C’était sans compter avec l’entourage du président, qui ne voulait rien précipiter et s’en tenait toujours à l’idée, du reste illusoire, d’une négociation multilatérale en vue d’un accord global. Et puis, M. Trump était pris par d’autres turbulences, la gestion chaotique de la crise du Covid-19, les protestations et les violences provoquées par la tragédie de Minneapolis et la chute alarmante de sa cote de popularité.

Cette fois, M. Nétanyahou n’a pas eu la main. Il réussit à réunir une vaste coalition contre un projet mal ficelé, aux bénéfices douteux et aux conséquences redoutables. Même les colons le rabrouent, qui considèrent cette annexion comme un pis-aller et reprochent au premier ministre d’avoir sacrifié le Grand Israël en cédant aux Américains sur l’État palestinien.

Ils peuvent se rassurer: l’annexion voulue par M. Nétanyahou de colonies isolées au sein des populations palestiniennes rendrait impraticable une partition future entre les deux peuples. C’est là où l’initiative avortée du premier ministre paraît incompréhensible: son projet d’annexion concourt à l’installation d’un État binational que lui-même rejette, parce qu’une telle issue mettrait en péril l’idée d’État juif et démocratique dont M. Nétanyahou se proclame toujours l’héritier.

*Directeur de recherche au CNRS, professeur au Centre de recherches politiques Raymond Aron.