«Si Nétanyahou passe aux actes, l’État hébreu subira une catastrophe morale» (Denis Charbit – Le Figaro)

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Dans un texte aux accents personnels, Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël, s’émeut de la possible annexion, par Israël, d’environ un tiers de la Cisjordanie.

Aujourd’hui, 1er juillet, le premier ministre d’Israël révélera aux Israéliens l’ampleur du territoire au-delà de la ligne verte établie après le cessez-le-feu de 1949 sur lequel il entend exercer la souveraineté israélienne. C’est pour lui une question d’opportunité qu’il entend ne pas manquer à un moment où les États sont repliés sur le traitement approprié de la pandémie et de la crise économique consécutive. C’est pour Nétanyahou une affaire également de testament politique, ce qu’il entend léguer à son peuple, l’empreinte qu’il souhaite laisser dans l’Histoire.

Il fut un temps, pas si éloigné, où les dirigeants d’Israël, tout en cherchant à consolider la puissance du pays et à garantir sa sécurité, estimaient encore qu’ils n’auraient vraiment mérité du peuple juif et de l’État d’Israël que s’ils parvenaient à instaurer sur cette terre promise la paix afin qu’Israël et ses voisins ne soient plus une région maudite où trop de parents ont enterré leurs enfants – et pas de mort naturelle. La paix ne figure pas parmi les aspirations qui ont animé la destinée politique de Nétanyahou. Il faut lui savoir gré de ne pas avoir été non plus un va-t-en-guerre. Son objectif, c’est d’être, après Lévi Eshkol qui avait annexé Jérusalem-Est à la fin de la guerre des Six-Jours, le seul premier ministre à avoir non seulement maintenu comme ses prédécesseurs le statu quo territorial, mais à être parvenu à annexer une partie du territoire de la Judée-Samarie biblique plus communément désigné par le terme de Cisjordanie, et depuis peu par le nom de «territoires palestiniens».

Pour Nétanyahou, l’occasion est historique car l’Histoire ne passera pas de sitôt un tel plat. Il est vrai que l’Union européenne est désunie, que la gauche israélienne est laminée, que les Palestiniens n’ont jamais été aussi divisés entre le Hamas et le Fatah et qu’enfin, enfin, l’Amérique de Trump est l’allié indéfectible. Il n’y a pas entre les deux leaders de convergence d’intérêts, mais une identité de vue, et surtout de la morgue pour quiconque a une autre aspiration que la leur.

Que la poursuite de ses intérêts occulte les besoins de celui qui est notre adversaire, mais aussi notre voisin, voilà qui est affligeant, consternant, pitoyable

Qu’Israël souhaite rectifier la ligne de cessez-le-feu, soit ; qu’elle exige de tenir compte des réalités sur le terrain, passe encore ; mais que la poursuite de ses intérêts occulte les besoins de celui qui est notre adversaire, bien sûr, mais aussi notre voisin, voilà qui est affligeant, consternant, pitoyable. Les Palestiniens ne sont pas que des victimes dans cette histoire, ils sont aussi les acteurs politiques de leur histoire. Mais sans exonérer leurs leaders de leur responsabilité, ils sont aujourd’hui des laissés-pour-compte. Pour avoir souvent dénoncé l’assimilation du sionisme au colonialisme dans mes livres, je dois admettre qu’à côté des Palestiniens d’Israël fiers et remarquables, et dont je suis fier, à mon tour, d’être le compatriote, il règne, au sein de la droite israélienne, dans la relation qu’ils conçoivent envers les Palestiniens des territoires occupés, une mentalité que je ne peux qualifier autrement que de coloniale ; au sens où l’entendait Albert Memmi, qui vient de disparaître et qui l’identifiait dans le fait de concevoir une politique en ne prenant en compte que les privilèges de la minorité et en larguant aux oubliettes les besoins de la majorité.

J’admets volontiers qu’il en est à droite qui conviennent, parfois avec générosité, le plus souvent avec condescendance, qu’il faudrait conférer aux Palestiniens des droits sociaux, des avantages économiques. Mais des droits politiques, nationaux? Mes compatriotes nationalistes ne les tiennent pas assez pour des hommes égaux en droits pour comprendre la nécessité de respecter la dignité politique de nos rivaux. Et que dire de ceux qui ne s’embarrassent pas de tels scrupules, qui sont ivres de puissance et de convoitise, et qui n’exultent que lorsqu’ils se seront emparés du résidu, ô certes, sans violence, avec la conviction de la promesse divine et des baïonnettes de Tsahal? Ah, la sainte alliance resurgie du sabre et du goupillon!

À vouloir changer la règle du jeu, Nétanyahou pousse les Israéliens à se confronter au dilemme qu’ils ont souhaité éviter depuis plus d’un demi-siècle

À ceux qui invoquent Dieu vainement, je voudrai dire, en toute modestie et en toute humilité, que leur judaïsme n’est pas le mien et que la fraternité qu’ils revendiquent avec moi m’inquiète même si je dois répondre d’eux également. Je préfère un musulman, une chrétienne, un athée qui partage une conception de la fraternité élargie à l’humanité, en commençant par le prochain qui s’appelle, pour qui vit en Israël, le Palestinien. Mon judaïsme est un judaïsme de la retenue, du devoir, de l’exigence, le judaïsme des commandements dont on m’avait appris pourtant qu’ils en étaient le cœur sinon l’essence.

Il est probable que le projet d’annexion soit retardé. Et s’il a lieu, il n’est pas certain qu’il entraîne toutes les conséquences funestes que d’aucuns prévoient: insurrection palestinienne, sanctions européennes, montée de l’antisémitisme, tension croissante avec la Jordanie et les États arabes qui consentent à voir en Israël un voisin légitime. Ce n’est pas à l’éventualité de ces effets que je juge cette annexion comme périlleuse, mais au tiers exclu qui en paiera le prix. Et si toutes les prévisions noires s’avèrent excessives, je n’aurais pas pour ces mises en garde la suffisance de mes concitoyens nationalistes.

À vouloir changer la règle du jeu, Nétanyahou pousse les Israéliens à se confronter au dilemme qu’ils ont souhaité éviter depuis plus d’un demi-siècle, préférant l’imperfection et l’injustice du statu quo qui n’en est pas vraiment un. Sur cette terre étroite comme un mouchoir de poche, ce sera ou le partage du territoire ou le partage du pouvoir. Deux États ou un seul, et celui-ci dans sa version hégémonique plus que dans sa version utopique. Aussi je me résigne à faire mon deuil de la Judée-Samarie.

La leçon de Camus doit être méditée si la décision fatale venait à être prise par Nétanyahou: «celui qui, par aveuglement ou passion, ignore cette limite, court à la catastrophe pour faire triompher un droit qu’il croit être le seul à avoir». Cette leçon vaut pour les Palestiniens qui refusent de l’entendre, elle s’adresse aujourd’hui à tant de mes concitoyens et à mon premier ministre. La catastrophe ne sera sans doute pas militaire ; elle sera morale ou ne sera pas.