Outre le plébiscite pour ou contre Nétanyahou, les Israéliens sont en désaccord profond au sujet de choix fondamentaux de leur pays, fait valoir l’universitaire Denis Charbit *.
L’affrontement aura été rude et les coups auront volé bas durant la campagne, sans doute l’une des plus médiocres dans les annales de l’histoire politique d’Israël. Six millions d’électeurs Israéliens se rendent aux urnes ce mardi pour désigner les 120 représentants de la Chambre israélienne, la Knesset. Ce sera, depuis 1949, la 21e fois en soixante-dix ans que les Israéliens sont appelés à élire leurs députés. En dépit des singularités de la démocratie israélienne et de la permanence du conflit qui met aux prises Israël avec les pays arabes, puis avec les Palestiniens, la démocratie israélienne tient bon.
Faute d’enjeu explicite, cette élection a des allures de plébiscite en faveur de Benyamin Nétanyahou ou contre lui
Comme l’avait écrit le politologue Georges Lavau, avec les données objectives qui ont présidé à sa naissance, le pays aurait pu verser dans l’autoritarisme, il n’en a rien été. Israël est une démocratie dynamique, énergique. Le taux d’abstention y est faible si on le compare à la situation dans l’Union européenne, d’autant que le vote par procuration n’y est pas autorisé et que plus d’un demi-million d’Israéliens qui résident à l’étranger ne votent pas, même s’ils sont comptabilisés parmi les inscrits.
Faute d’enjeu explicite, cette élection a des allures de plébiscite en faveur de Benyamin Nétanyahou ou contre lui. Il en est à son troisième mandat consécutif comme premier ministre sortant. S’il remporte ce scrutin et entame le quatrième, l’homme aura dépassé le record de longévité à la tête du gouvernement détenu jusque-là par David Ben Gourion, président du conseil de 1948 à 1963.
Un bilan diplomatique remarquable
Nétanyahou affiche un remarquable bilan sur le plan économique et diplomatique. Alors que ses rivaux pressentaient un isolement croissant d’Israël dans l’arène internationale, voilà qu’il peut se prévaloir d’une percée remarquable en Afrique, au Tchad notamment, en Amérique latine avec Bolsonaro, en Asie avec le premier ministre indien. L’Europe du Sud lui a souri avec la Grèce et l’île de Chypre, qui ont compensé la perte de l’allié turc, ainsi que les pays de l’Europe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie), grâce auxquels il tente de peser sur la politique étrangère de l’Union européenne afin que celle-ci soit moins automatiquement favorable à la cause palestinienne.
Cette offensive diplomatique tous azimuts a atteint son apogée avec les relations accélérées nouées avec l’Arabie saoudite et le sultanat d’Oman, la complicité établie avec Vladimir Poutine et, enfin, la symbiose extraordinaire avec Donald Trump. Là où tous ses prédécesseurs à la Maison-Blanche, démocrates ou républicains, exigeaient d’Israël en contrepartie d’une relation privilégiée la poursuite du processus de paix, Trump a renoncé à le faire. Mieux encore, il s’est aligné sur les positions de Nétanyahou en s’abstenant de mettre son veto au transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, puis en abrogeant, quelques mois plus tard, l’accord avec l’Iran. Le président américain s’est invité dans la campagne électorale en reconnaissant l’annexion par Israël du plateau du Golan. La droite israélienne a donc dix-huit mois devant elle pour obtenir du président américain un soutien à une annexion unilatérale de la Cisjordanie, voire près de six ans si Trump est réélu pour un second mandat.
Le bilan économique d’Israël est tout aussi stimulant: croissance soutenue, taux de chômage et d’inflation au plus bas (respectivement 4 % et 3 %), taux d’investissement étranger en hausse, bref, la start-up nation règne. Certes, la situation microéconomique ne suit pas avec le même élan la dynamique macroéconomique: le prix du logement grimpe, tandis que la protection sociale diminue, que le pouvoir d’achat régresse et que les ménages sont surendettés.
La sécurité des Israéliens est assurée: les prouesses technologiques en matière de renseignement sont telles que la plupart des actions terroristes parviennent à être interceptées à temps, excepté les actions individuelles de «loups solitaires». Dès qu’un attentat est suivi d’un autre, on discerne l’émergence d’une troisième Intifada, mais la vague retombe aussitôt. Il n’y a guère que les habitants des localités environnant la bande de Gaza pour se plaindre, à juste titre, de leur vie quotidienne perturbée par roquettes et ballons bourrés d’explosifs. Leurs concitoyens dans le reste du pays ont le sentiment, à quelques exceptions près, d’être épargnés par le conflit.
Magicien du verbe
Fort d’un tel bilan, Nétanyahou devrait se succéder à lui-même. Magicien du verbe, leader expérimenté, maître d’une campagne électorale dont il est l’acteur principal, comment expliquer que sa réélection ne soit pas acquise? On peut, à coup sûr, invoquer l’usure du pouvoir. Mais il y a plus que cette longue durée. Au lieu de rassembler, Nétanyahou divise, il monte les citoyens les uns contre les autres, les Juifs contre les Arabes, les laïcs contre les religieux, la gauche contre la droite et les élites contre le peuple. Ceci n’est pas nouveau, mais, depuis 2015, il a tiré à boulets rouges sur les institutions: la police et la justice, mais aussi sur les contre-pouvoirs: les journalistes, les intellectuels et les ONG, et les donne en pâture, alors qu’ils ne demandent qu’à faire leur métier.
Au-delà du cas Nétanyahou, le paysage de la droite s’est démultiplié et a généré une extrême droite radicale et cléricale en guerre contre la démocratie israélienne
Nétanyahou rugit, aboie, harangue et met sous pression la moitié ou presque de la population. À cet égard, son rival s’impose comme l’anti-Nétanyahou: il rassemble, murmure, rassure. Il apparaît comme un homme intègre aux mœurs ascétiques comparées aux fastes et aux excès de Nétanyahou dont le comportement privé et public lui vaudra sans doute d’être mis en examen pour trois dossiers de corruption après son audition par le procureur de l’État prévue pour juillet. Bref, Nétanyahou incarne une image d’Israël aux antipodes de l’esprit qui a animé ses fondateurs, arriviste, revancharde, vulgaire, grossière, orgueilleuse, ivre de son pouvoir, pleine de ressentiment, et contre laquelle la moitié de l’électorat s’indigne.
Faut-il en conclure que l’enjeu de la campagne est exclusivement une question de personne? Non, pas seulement. Car, au-delà du cas Nétanyahou, le paysage de la droite s’est démultiplié et a généré une extrême droite radicale et cléricale en guerre contre la démocratie israélienne, auprès de laquelle Marine Le Pen apparaît comme une nationaliste modérée. C’est l’indépendance de la justice et celle de la Cour suprême – une des institutions les plus remarquables établies en Israël pour protéger le citoyen contre l’arbitraire du pouvoir, fût-il démocratiquement élu – qui sont en danger. À l’heure où la démocratie libérale est défiée par la démocratie illibérale, c’est au tour d’Israël et des Israéliens de trancher entre deux versions concurrentes de faire nation, de faire État et de faire société. C’est le nouveau clivage qui se superpose au traditionnel clivage qui a structuré la vie politique israélienne depuis 1967.
L’enjeu central de la campagne n’est plus la question palestinienne depuis l’échec répété des tentatives de négociation entre Israéliens et Palestiniens. Autant on claironne haut et fort à droite que l’heure est venue d’annexer les territoires par étapes, autant le centre incarné par Benny Gantz s’est bien gardé de fermer la porte à la négociation. Les Israéliens qui voteront pour les trois formations de gauche et du centre estiment (beaucoup plus que leurs leaders, prudents pour aspirer des voix à droite) que le retrait des territoires reste indispensable si Israël entend demeurer un État juif et démocratique. L’opinion israélienne est partagée entre la prudence et le pragmatisme de Gantz et l’aventurisme de Nétanyahou qui tire parti de la situation géopolitique d’Israël pour barrer la voie à une résolution négociée du problème palestinien, laquelle ne peut être durablement fondée sur la loi du plus fort.
* Maître de conférences en sociologie et science politique à l’Université ouverte d’Israël. À notamment publié «Israël et ses paradoxes. Idées reçues sur un pays qui attise les passions», préface d’Élie Barnavi (Le Cavalier Bleu, 2e édition revue et augmentée, 2018).