Des centaines de milliers d’Israéliens, originaires de l’ancien espace soviétique et non reconnus juifs par les ultraorthodoxes du grand rabbinat, se voient interdits de mariage officiel.
Elle a dit oui à Anatoli sur une plage aux Seychelles, une flûte de champagne à la main, devant les eaux turquoise et quelques amis. C’était en avril 2017. Profitant de l’occasion, Ksenia Svetlova a aussi envoyé une carte postale pleine d’amertume sur Facebook au grand rabbinat, autorité spirituelle et institution religieuse en Israël. « Personne n’a la propriété du judaïsme. » La députée s’était déjà mariée une fois auparavant, selon les règles en vigueur, en se pliant aux exigences du rabbinat. Elle en avait payé le prix plus tard. La procédure de divorce l’a accablée pendant des années. Dominé par les ultraorthodoxes, le grand rabbinat veille sur son monopole en matière d’union, de séparation, de conversion et de funérailles. Les cycles de la vie juive se scellent sous sa vigilance exclusive. Mais pour combien de temps ?
« Pourquoi tous les Israéliens ne pourraient-ils pas se marier dans leur pays ? C’est une affaire de principe, et pas d’héritage ou d’impôts »
« L’establishment religieux est perçu comme stagnant, repoussant, de plus en plus rigide, explique Ksenia Svetlova. J’ai des amis qui sont revenus en larmes d’une audition devant les rabbins, après un interrogatoire sur leur vie personnelle. Pourquoi tous les Israéliens ne pourraient-ils pas se marier dans leur pays ? C’est une affaire de principe, et pas d’héritage ou d’impôts. » Ksenia Svetlova ne sera pas dans les travées de la nouvelle Knesset, après les élections législatives du 9 avril. L’ancienne journaliste a décidé de consacrer plus de temps à sa famille.
Dans sa maison de Modiin, elle berce son dernier-né en racontant son combat parlementaire pour défendre les droits de ses semblables. Environ 400 000 personnes sont arrivées en Israël sous l’égide de la loi du retour (1950), qui organise l’alya, sans être ensuite reconnues comme juives. « Sans religion », dit leur document d’identité. La plupart viennent de l’ancien espace soviétique. Elles ne peuvent donc se marier en Israël. Leurs descendants, incapables de prouver des origines juives, seront frappés du même interdit. Certains choisissent tout de même une cérémonie religieuse, non reconnue par le grand rabbinat. D’autres partent à Chypre pour se marier civilement. Une sorte de citoyenneté de seconde catégorie.
Cuisine électorale
Pour ce jeune Etat de bientôt 71 ans qu’est Israël, l’enjeu est sa définition même. Qui est le bienvenu dans ce foyer ? Sous quelles conditions ? Qui est juif ? Un décalage alarmant se dessine entre une société très diverse et une institution religieuse réactionnaire, patriarcale, qui conçoit l’ouverture comme une hémorragie identitaire. Les courants plus libéraux du judaïsme – dits conservateurs et réformistes – sont vus, dès lors, comme une alternative spirituelle, mais ils se heurtent à l’alliance indéfectible entre la droite et le rabbinat ultraorthodoxe.
Le statu quo est d’abord une affaire d’addition électorale. Deux formations religieuses participent à la coalition sortante de Benyamin Nétanyahou. Leur soutien est si essentiel pour le premier ministre qu’il ne fera rien pour les contrarier. Aryeh Deri, chef de file du parti ultraorthodoxe Shas, souhaite devenir ministre de l’immigration dans le prochain gouvernement, afin de redresser cette administration « où on ne parle que russe ». « Le ministère ne sera plus là pour servir les immigrants d’Union soviétique, a-t-il promis. Il sera destiné à ceux qui font leur alya de la France et sera le foyer des juifs d’Ethiopie. » Des juifs plus authentiques, en somme.
« On y part du principe que vous mentez, et on vous le fait comprendre. C’est un sentiment immonde »
Ce mépris à l’égard des migrants venus de l’Est est insupportable pour ceux qui ont subi l’antisémitisme dans leur pays d’origine, ou qui ont su préserver la petite flamme d’un judaïsme culturel, à défaut d’être religieux. Yaël Bielinkaïa, 28 ans, est arrivée d’Odessa, la douce cité ukrainienne, en 2011. De mère non juive, elle a choisi de s’inscrire immédiatement au guiyour, le processus de conversion. « Ma famille étant totalement athée, je ne savais pas qu’il existait mille réponses possibles à une seule question. Je n’avais pas d’esprit critique. » Elle suit donc avec obéissance la voie tracée par le grand rabbinat. « On y part du principe que vous mentez, et on vous le fait comprendre. C’est un sentiment immonde. Ils ont demandé à mon futur mari quelle était la couleur de la barbe de son rabbin… »
Depuis plus de trois ans, Yaël Bielinkaïa, qui vit dans la colonie d’Efrat, en Cisjordanie, travaille au sein d’une organisation religieuse appelée ITIM (acronyme pour « soutien et promotion »). Celle-ci essaie de desserrer l’étau officiel. Chaque année, ITIM aide environ 5 000 Israéliens à affronter la bureaucratie dans les affaires religieuses et à embrasser le judaïsme. Il ne s’agit pas d’abolir le grand rabbinat, mais de pousser à son ouverture et d’offrir le choix aux croyants.
L’un de ses axes de combat concerne la conversion. L’organisation s’est mobilisée en faveur d’un projet de loi sur le sujet, qui aurait donné le pouvoir aux rabbins locaux. La coalition de droite sortie des urnes en mars 2015 l’a sabordé. ITIM a alors contourné l’obstacle en lançant une sorte de réseau parallèle de tribunaux religieux, non reconnus par le grand rabbinat. « On a aujourd’hui 70 rabbins dans tout le pays, sionistes et orthodoxes, qui pratiquent des centaines de conversions, explique l’avocat Elad Kaplan. Depuis dix ou vingt ans, le système officiel est devenu plus fermé et strict, parce que le rabbinat défend son pouvoir monopolistique sur la vie juive. On ne peut confier l’avenir du judaïsme à dix-sept rabbins ultraorthodoxes qui siègent à son conseil. »
Un réseau alternatif de tribunaux
L’histoire d’Ilia Bantchouk, 27 ans, est exemplaire du gâchis que s’autorise le grand rabbinat. Le jeune homme est originaire de Dniepropetrovsk, en Ukraine. Vers 4 ans, Ilia évoque devant des copains son départ en Israël, alors que ses parents venaient de lancer la procédure. « J’ai été tabassé par ces enfants plus grands, ils m’ont mis du sable dans la bouche. » Dès leur arrivée en Israël, sa mère l’inscrit dans une école religieuse. « Pour elle, c’était très important de retrouver enfin les racines familiales », explique-t-il.
A 18 ans, juste avant de partir à l’armée, Ilia rencontre Adva, juive de père marocain et de mère yéménite. Sous les drapeaux, on lui propose de suivre une formation accélérée pour la conversion au judaïsme. Lorsqu’il finit par passer devant les trois rabbins au tribunal, ceux-ci s’intéressent plutôt à sa petite amie. Ils mettent en doute la solidité de sa foi et de sa pratique. « Elle n’était pas assez juive pour eux », lâche le jeune homme. Lors d’une autre audience, l’un des rabbins lui propose de se marier immédiatement, s’il veut que la conversion ait lieu. Ilia est choqué.
Des années passent, et il découvre l’existence du réseau alternatif de tribunaux (Giyur K’Halacha), mis en place par ITIM, pour faciliter la conversion orthodoxe. Début mars, Ilia s’est effondré en larmes lorsque les rabbins de cette autre enceinte l’ont reconnu comme juif. Quelques jours plus tard, il était plongé dans le mikveh, le bain rituel, le souffle coupé par l’émotion. Employé dans le secteur de la défense à Beer-Sheva, il compte se marier religieusement cet été. « Je cherche la bague ! » Mais le couple devra partir « à Prague ou à Chypre » pour obtenir un certificat civil, validé ensuite en Israël.
Des tests ADN
Que d’épreuves infligées à des juifs laïcs ou même très pratiquants ! Ce raidissement du grand rabbinat va très loin : jusqu’aux tests ADN, réclamés à certains olim (migrants bénéficiant de l’alya) pour prouver leur ascendance juive. « Beaucoup de scientifiques et de rabbins se sont prononcés contre cette mesure, indique Elad Kaplan. Le judaïsme n’a jamais été une affaire de race ou d’ADN, mais d’appartenance à une communauté, de pratiques, de croyances. »
ITIM a déjà recensé vingt cas de tests ADN de ce genre, qui ont agité la presse. En 2015, l’organisation a porté plainte pour pousser le grand rabbinat à plus de transparence au sujet des conversions. Au bout de trois ans de bataille, le grand rabbinat a accepté de publier une liste de tribunaux religieux agréés dans la diaspora. Un petit geste. Quelques mois plus tôt, on apprenait qu’il avait aussi établi une liste noire de 160 rabbins à l’étranger, jugés indignes de déterminer l’origine juive des postulants à l’alya. Le grand rabbinat renforce ses fortifications, se sentant menacé par la laïcité, les nouveaux courants du judaïsme, les couples mixtes, et même l’évolution d’une partie du monde haredi (les ultraorthodoxes), qui aspire à plus de souplesse dans le conservatisme. Mais les coutures craquent.
Le rabbin Haïm Amsalem compte bientôt revenir à la Knesset pour contraindre l’institution au changement, de l’intérieur. Il a quitté le parti haredi Shas pour rejoindre une nouvelle formation, Zehut, surtout remarquée pour ses positions pro-cannabis. Haïm Amsalem est focalisé sur un autre combat : ouvrir les portes d’entrée dans le judaïsme, pour ne pas tarir la source. « L’assimilation est plus dangereuse pour Israël que la bombe atomique iranienne », lance-t-il, s’émouvant de la recrudescence des mariages mixtes. Haïm Amsalem réclame de la souplesse.
« On ne peut pas poser des barrières impossibles à franchir devant des personnes aux racines juives, qui portent des noms juifs, qui ont pu être menacées pour cela »
« On ne peut pas poser des barrières impossibles à franchir devant des personnes aux racines juives, qui portent des noms juifs, qui ont pu être menacées pour cela, qui font leur service militaire en Israël et y paient leurs impôts. » Haïm Amsalem ne croit pas aux approches libérales du judaïsme. « Je ne veux pas qu’on crée un hôpital sous un pont qui doit être réparé, dit-il. Pour nous, dans l’orthodoxie, il n’y a qu’une seule façon d’être juif. » En revanche, il accueille avec bienveillance l’idée d’un mariage civil.
Le nombre de mariages religieux officiels a chuté de 6,2 % en 2018, après une baisse de 4,7 % l’année précédente. Percevant l’exaspération de nombreux Israéliens, une organisation appelée New Family a lancé une carte d’union civile destinée à tout couple, quel que soit le sexe, la religion ou la nationalité. Cette carte, qui n’est pas émise par l’Etat, est néanmoins reconnue. Depuis 2007, New Family revendique 80 000 dossiers. « Mon combat, mon idéologie, consiste à donner le pouvoir aux individus, dit sa fondatrice, Irit Rosenblum. Notre union est une déclaration qui ne vient pas de l’Etat, mais de l’intimité du couple. » On s’étonne de cette sorte de substitut, non avoué, au mariage civil. Elle sourit : « La beauté d’Israël est qu’on peut tout interpréter. On adore ne pas définir. Ni nos frontières ni ce qu’est une famille. »