Par Cyrille Louis – Le Figaro
Cinquante ans après sa conquête par Israël, la ville est toujours au cœur d’un désaccord qui constitue un des principaux nœuds du conflit israélo-palestinien.
Israël célébrera le 24 mai le cinquantième anniversaire de la «libération» de Jérusalem-Est. Son armée, après avoir pris le contrôle de la partie occidentale de la ville durant la première guerre israélo-arabe (1948-1949), s’empara de ses quartiers orientaux aux dépens du royaume de Jordanie durant la guerre des Six- Jours (1967). Elle les annexa dans la foulée et fit de Jérusalem ainsi réunifiée sa capitale «éternelle et indivisible». Mais cette proclamation de souveraineté n’est, un demi-siècle plus tard, reconnue par aucun autre pays. Une large partie de la communauté internationale, dont la France, persiste au contraire à considérer que Jérusalem-Est est occupé en violation du droit et qu’elle a vocation à devenir la capitale du futur État de Palestine. Ce désaccord est aujourd’hui l’un des principaux nœuds du conflit.
• Pourquoi la ville occupe-t-elle une place centrale dans le drame israélo-palestinien?
Le concept même de sionisme renvoie au projet de retourner à Sion – c’est-à-dire à Jérusalem. «En dépit de son caractère historiquement séculaire, le mouvement national juif s’est focalisé sur la terre d’Israël et sur sa capitale, avec laquelle notre peuple nourrit une profonde connexion culturelle et religieuse», souligne le journaliste Yoaz Hendel, qui dirige l’Institut de stratégie sioniste. Mais la ville est symétriquement devenue l’emblème du projet national palestinien à mesure que celui-ci s’est structuré durant la première moitié du XXe siècle. Cette double revendication se nourrit d’une querelle religieuse dans la mesure où la mosquée al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, s’élève à l’endroit même où le Temple juif fut détruit par les légions romaines en l’an 70 de notre ère. Les grandes puissances occidentales, effrayées par l’enchâssement de ces projets concurrents, et soucieuses de ne pas perdre le contrôle des Lieux saints chrétiens, proposèrent en 1947 que la ville soit traitée comme un corpus separatum placé sous supervision internationale.
La guerre qui éclata l’année suivante balaya cependant cet espoir. Israéliens et Jordaniens, soulagés de ne pas voir imposer une souveraineté extérieure sur la ville, s’accommodèrent alors plutôt bien de sa division, malgré les drames humains qu’elle engendra – jusqu’à ce qu’Israël la «réunifie» par la force en 1967. Le pragmatisme dont les deux pays firent preuve durant ces deux décennies trouve un écho lointain dans les efforts entrepris, après la signature des accords d’Oslo (1993), pour tenter d’aboutir à un partage de la ville. Mais l’échec de ces pourparlers a douché les espoirs et le gouvernement de Benyamin Nétanyahou refuse catégoriquement d’envisager la division de Jérusalem. La population israélienne semble, quant à elle, ambivalente. Si elle est clairement hostile à un projet qui consisterait juste à couper la ville en deux, elle se montre plus ouverte lorsqu’on l’interroge sur la mise en œuvre d’une telle mesure dans lecadre d’un accord qui mettrait fin au conflit israélo-palestinien.
• Jérusalem est-elle, comme l’assure Israël, une ville «unifiée»?
La droite israélienne proclame que la réunification engagée après juin 1967 empêche aujourd’hui tout partage de la ville. Les routes, les réseaux d’assainissement et les lignes d’électricité s’étendent d’un quartier à l’autre, tandis que de nombreux Palestiniens se rendent chaque jour à Jérusalem-Ouest pour y travailler. «On ne remonte pas le cours de l’histoire, assure Yoaz Hendel, et il suffit de regarder une carte pour comprendre que l’idée même de séparer Jérusalem en deux villes distinctes est complètement déconnectée de la réalité.»
L’avocat Daniel Seidemann, qui dirige l’ONG Jérusalem terrestre, souligne au contraire qu’une frontière invisible, mais connue de chacun, traverse la ville et se matérialise de façon très claire à chaque retour des violences. «Aujourd’hui, résume-t-il, l’immense majorité des Israéliens ne s’aventurent jamais à Jérusalem-Est et la plupart des Palestiniens ne se rendent à l’Ouest que s’ils ont une bonne raison de le faire.» Cette dichotomie se traduit sur le terrain par une forte disparité des investissements ainsi que des indicateurs socio- économiques de part et d’autre de la «ligne verte». Les Palestiniens, qui représentent un tiers de la population de Jérusalem et paient la taxe d’habitation au même titre que les Israéliens, ne se voient allouer en retour qu’environ 10 % du budget municipal. Quelque 75 % de cette population vit sous le seuil de pauvreté.
«L’existence d’une ville binationale dans laquelle l’une des collectivités s’affirme politiquement, tandis que l’autre est exclue du processus de décision, est à ce point insoutenable que la division politique de la ville est devenue inévitable», conclut Daniel Seidemann.
• Les progrès de la colonisation rendent-ils impossible un partage de la ville?
C’était en tout cas le but affiché des autorités israéliennes lorsqu’elles autorisèrent, au tout début des années 1970, l’expropriation de terrains privés appartenant à des Palestiniens pour créer de vastes quartiers de colonisation dans Jérusalem-Est annexée. Il s’agissait alors tout à la fois de préserver un «équilibre démographique» favorable et de rompre la continuité géographique entre les quartiers palestiniens. Quelque 210.000 Israéliens résident aujourd’hui dans dix faubourgs distincts (Pisgat Zeev, French Hill, Ramat Shlomo, Talpiot- Est…) qui ont prospéré du nord au sud de la ville. «La répartition de ces colonies n’empêche pas encore le tracé d’une frontière viable», estime cependant Daniel Seidemann.
Un tel scénario a été envisagé lors des négociations de Camp David et de Taba (2000-2001) ainsi que d’Annapolis (2008), durant lesquelles Israéliens et Palestiniens planchèrent sur un possible échange de ces quartiers contre des terrains de même taille situés en Israël. Une telle formule aurait le mérite d’épargner à l’État hébreu le déplacement d’une population aussi nombreuse.
Mais elle ne réglerait pas le problème des «enclaves de colonisation» où quelque 2600 Israéliens, souvent imprégnés d’une forte idéologie nationale religieuse, se sont progressivement installés dans les quartiers musulman et chrétien de la Vieille Ville ainsi qu’à l’extérieur de ses murailles. «En cas de partage de Jérusalem, on pourrait en théorie imaginer qu’ils restent sur place sous souveraineté palestinienne, poursuit Daniel Seidemann, mais il y aurait alors un fort risque pour que leur présence suffise à faire déraper le processus. C’est pourquoi je pense que ces colons devront être déplacés si l’on veut vraiment aboutir à un accord.»
• Quels modèles pour une ville de Jérusalem capitale des deux États?
À défaut d’envisager un partage équitable de Jérusalem, la droite israélienne a souvent milité pour le transfert unilatéral de plusieurs quartiers arabes périphériques au futur État palestinien afin qu’il y crée sa capitale. La plupart des grands pays occidentaux, qui ne reconnaissent à ce jour aucune souveraineté sur Jérusalem, appellent pour leur part les parties à négocier ensemble son statut final dans le cadre d’un accord de paix. «Compte tenu des changements intervenus depuis 1948, la solution la plus raisonnable serait sans doute d’aboutir à un partage entre Jérusalem-Ouest capitale d’Israël et Jérusalem-Estcapitale de la Palestine», estime un diplomate européen.
«Il ne s’agit pas seulement de diviser la ville, mais de corriger les violations du droit successivement perpétrées par Israël lors des annexions de 1949 et 1967, nuance Hanan Ashrawi, haute responsable de l’Organisation de libération de la Palestine. Si on veut aboutir à un accord de paix, il faut en effet que la totalité de Jérusalem soit intégrée à la négociation – y compris la question des terrains qui ont été illégalement confisqués à leurs propriétaires palestiniens ainsi qu’aux Églises et aux domaines islamiques lors de la conquête de Jérusalem-Ouest par Israël.» Dans l’hypothèse (optimiste) où ils parviendraient à surmonter ces obstacles, Israéliens et Palestiniens devront encore se mettre d’accord sur le statut de la Vieille Ville et de ses Lieux saints. «Plusieurs scénarios ont été imaginés lors des négociations passées, résume Daniel Seidemann. Certains ont proposé son partage entre une souveraineté palestinienne dans les quartiers musulman et chrétien et une souveraineté israélienne dans les quartiers juif et arménien. D’autres recommandent la mise en place d’un consortium international chargé de son administration.»