Le Figaro – Par Cyrille Louis
INTERVIEW –L’analyste tire les leçons de cinquante ans de conflits depuis la guerre des Six-Jours.
Correspondant à Jérusalem
Juin 1967, juin 2017. Cinquante ans après l’occupation israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, il est de bon ton d’affirmer que la solution dite des deux États n’est plus d’actualité. Nathan Thrall, analyste américain au centre de réflexion International Crisis Group et auteur d’un ouvrage récent à ce propos (The Only Language They Understand,Metropolitan Books, 2017), estime pour sa part que cette voie est toujours possible, à condition que la communauté internationale fasse pression sur les acteurs du conflit.
LE FIGARO. – La force, écrivez-vous, est le seul langage compris des Israéliens et des Palestiniens. Que voulez-vous dire par là?
Nathan THRALL. – Il est communément admis que les efforts des 25 dernières années pour aboutir à un accord de paix ont été torpillés par les flambées de violence récurrentes. Mais on remarque au contraire que les principales percées diplomatiques sont intervenues à des moments où l’emploi de la force les rendait indispensables. L’OLP (Organisation de libération de la Palestine) n’a accepté de reconnaître l’existence d’Israël et de limiter ses revendications à 22 % de la Palestine historique qu’après avoir subi de cuisantes défaites. Israël ne s’est résigné à évacuer le Sinaï ou à conclure les accords de Camp David avec l’Égypte que lorsque les présidents Eisenhower et Carter ont menacé de mettre fin à l’aide militaire américaine. Il a ensuite fallu le soulèvement palestinien de la première intifada, à partir de 1987, pour convaincre les généraux israéliens qu’il était temps d’accorder une dose d’autonomie aux Palestiniens. Et c’est en réponse aux violences de la seconde intifada qu’Ariel Sharon, identifié comme un «dur», a décidé en 2005 d’évacuer la bande de Gaza.
Ces périodes d’affrontements n’ont-elles pas aussi renforcé les adversaires d’un compromis territorial?
C’est plus compliqué que ça. Au cœur de la seconde intifada, alors que des violences atroces étaient perpétrées contre les civils, la population israélienne réclamait bien sûr vengeance. Mais c’est aussi à cette époque, selon les études d’opinion, que la volonté d’aboutir à un compromis – y compris moyennant des concessions douloureuses – était la plus clairement affirmée. Le camp national religieux, qui est déterminé à empêcher tout nouveau transfert de territoire aux Palestiniens, est sorti renforcé de cette épreuve, mais il est aussi traumatisé par le désengagement de la bande de Gaza. Une majorité de la population israélienne était à l’époque favorable au retrait. Cela pourrait redevenir le cas si la situation vient à se dégrader.
La communauté internationale porte, à vos yeux, une lourde responsabilité dans l’impasse actuelle…
Elle ne se donne pas vraiment les moyens d’intervenir dans ce conflit tant que la coopération sécuritaire entre Israéliens et Palestiniens fonctionne à peu près et que les choses ne dégénèrent pas sur le terrain. Dès qu’une nouvelle flambée de violence débute, en revanche, elle prépare des plans de paix et presse Israël d’assouplir le contrôle imposé aux Palestiniens. Les États-Unis et l’Europe investissent beaucoup pour limiter les frictions et perpétuer le statu quo. L’Autorité palestinienne reçoit une aide financière importante aussi longtemps qu’elle coopère avec Israël et accepte de participer au processus de paix. Les Israéliens, de leur côté, reçoivent chaque année plusieurs milliards de dollars d’aide militaire. Si on examine la situation de façon rationnelle, il est évident qu’ils n’ont aucun intérêt à accepter la création d’un État palestinien.
C’est-à-dire?
Mettez-vous à la place du premier ministre israélien. La perpétuation du statu quo ne présente, de son point de vue, que des avantages. Un calme relatif règne sur le terrain, la colonisation progresse, les pays arabes coopèrent en coulisses et son opinion publique est convaincue que l’absence de négociations est imputable aux Palestiniens. Tout au plus s’expose-t-il à quelques récriminations de l’Europe et des États-Unis qui, de temps à autre, lèvent un doigt menaçant et appellent à freiner la colonisation. Le tableau serait très différent s’il se décidait à accepter la création d’un État palestinien sur les frontières de 1967 avec sa capitale à Jérusalem-Est. Il devrait assumer le déplacement de dizaines de milliers de colons, risquerait d’affronter le plus grand soulèvement de l’histoire du pays et devrait gérer une très grave fracture au sein de la population juive. Peu probable qu’il s’engage dans cette voie tant qu’il n’y sera pas clairement incité. Mais il changera peut-être d’avis le jour où les électeurs israéliens seront pénalisés financièrement ou lorsqu’ils devront solliciter un visa pour se rendre en Europe à cause de l’occupation…
Donald Trump peut-il être celui qui aura le courage de faire pression sur les acteurs du conflit?
Il y a peu d’espoir mais son tempérament imprévisible crée incontestablement une forme d’incertitude. Il peut se réveiller un jour et dire: le gouvernement israélien est intransigeant, il constitue le principal obstacle à l’accord dont j’ai fait une priorité de mon Administration et je vais donc riposter – soit en levant la protection diplomatique offerte à l’État hébreu dans les institutions internationales, soit en menaçant de remettre en cause l’aide militaire.
N’est-il pas trop tard pour mettre en œuvre la solution des deux États?
Beaucoup pensent qu’Israéliens et Palestiniens avancent inexorablement vers une solution à un État. Mais si on examine les changements sur le terrain depuis 1967, il est clair que les deux parties vivent dans des entités beaucoup plus séparées aujourd’hui que durant les vingt premières années de l’occupation. Les Israéliens faisaient alors leurs courses à Gaza et Naplouse. Les Palestiniens se déplaçaient librement partout, y compris à Tel-Aviv. La réalité est que les deux parties évoluent vers une séparation croissante et je prédis que cette marche va se poursuivre – même s’il est à craindre qu’elle soit émaillée par de nouveaux épisodes de violence.