À Mossoul, au cœur d'une guerre hors norme

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Par le FIGARO – Adrien Jaulmes


REPORTAGE – Le combat auquel se livrent les forces irakiennes et les djihadistes de Daech dans la deuxième ville d’Irak ne ressemble à rien de connu. Il est à la fois sophistiqué et primitif, mélange de combat urbain classique et de méthodes terroristes.

Dans les immenses quartiers de l’est de Mossoul, la bataille se livre rue par rue entre les forces spéciales irakiennes et les djihadistes de l’Etat Islamique. Dans le secteur Saddam, un détachement des forces spéciales irakiennes (Isof, Iraqi Special Operations Force) se prépare à investir le quartier voisin de Tahrir, de l’autre coté d’une avenue. Les bataillons des Isof, aussi connu sous l’appellation « Division d’Or », sont la  principale force irakienne engagée dans Mossoul. Le bataillon Isof-1 est commandé par le major Salam, qui est devenu une figure emblématique de la guerre contre l’État islamique. Impeccable dans son uniforme noir couvert des écussons des forces spéciales, le major est un officier de terrain, du genre de ceux qui gagnent des batailles: calme, méthodique, patient, et surtout économe de la vie de ses soldats. Depuis deux ans, son unité a été de tous les combats contre l’État islamique, et a joué un rôle majeur dans la reprise de Ramadi, Tikrit et Faloudja.

Mais la bataille de Mossoul se livre à bien plus grande échelle. Les quartiers Est de la ville sont un dédale de maisons basses, à un ou deux étages, entourées d’un mur de maçonnerie de deux mètres de haut. Derrière les portails en fer peints de couleurs pastel, on trouve souvent un petit jardin et un garage. Les rues se coupent à angle droit, et sont généralement trop étroites pour que deux véhicules puissent se croiser. Un quadrillage d’avenues plus larges sépare les quartiers. Vu depuis un toit, ce plan en damier se répète à perte de vue, avec les minarets des mosquées qui dépassent comme des pointes d’asperges entre les maisons. Le Tigre, qui coule au milieu de la ville, est encore à presque trois kilomètres de distance. L’offensive contre l’État islamique à Mossoul est devenue un combat de rue âpre, difficile, où l’avancée se mesure en centaines de mètres plutôt qu’en kilomètres.

Le major Salam procède méthodiquement. Chaque quartier est abordé de façon indirecte, en évitant les grands axes. En tête de colonne, à bord de son Humvee qui arbore un grand drapeau irakien, le major fait manœuvrer ses troupes à la radio. Une fréquence lui permet de diriger son arme principale: le bulldozer blindé. La cabine de ce Caterpillar américain est recouverte par des vitres épaisses d’environ 8 cm, capables d’arrêter jusqu’à une roquette de RPG. D’épaisses plaques d’acier supplémentaires protègent la lame de l’engin et les fragiles vérins hydrauliques qui l’actionnent. Avançant en tête, sous des grêles de balles qui ricochent contre son blindage, le bulldozer remblaie des plaques de macadam arrachées à la chaussée, des tas de débris et des carcasses de voiture en travers des rues. Sa tâche est de dresser le plus vite possible ces barrages dans toutes les directions avant que ne surgissent les voitures suicides. Le major Salam fait couvrir le travail du bulldozer par son char Abrams, dont le canon de 120 mm est le seul calibre capable de détruire l’un de ces engins mortels. À condition de le repérer à temps, et de ne pas manquer son coup. Si ces travaux de fortification improvisés ne sont pas assez rapides, ou si une voiture suicide a réussi à se cacher dans le périmètre déjà créé, l’attaque est rapide, et souvent meurtrière.


La voiture piégée, une terrible arme offensive

Face aux blindés ennemis, l’État islamique a transformé la voiture piégée en une terrible arme offensive. Préparées dans des ateliers spécialisés, remplies de plusieurs dizaines de kilos d’explosifs, obus d’artillerie, explosif artisanal ou C4 militaire, caparaçonnés d’un épais blindage de plaques d’acier résistant aux balles de gros calibre, ces missiles roulants humains surgissent d’un garage ou de l’enceinte d’une maison, parfois sur les arrières des forces irakiennes. Prenant de la vitesse, ils se jettent contre les blindés avant d’exploser dans une boule de feu. Le plus extraordinaire est le nombre quasi illimité d’êtres humains dont dispose Daech pour conduire ces engins mortels. Plus de deux cents voitures suicides ont déjà été lancées depuis le début de la bataille, et de nouvelles ne cessent de surgir.

Le 14 novembre, à la périphérie des quartiers Saddam et Qadisiya, Karim, l’un des mitrailleurs du major Salam, est dans la tourelle de son Humvee quand une voiture piégée apparaît à l’autre bout de l’avenue. Karim ouvre le feu au lance- grenades MK-19. Le véhicule suicide fait une embardée et percute un mur. Le conducteur s’extrait par une ouverture du toit, les portières étant condamnées par le blindage posé sur l’avant de la voiture. «Je lui ai tiré dessus, et je l’ai vu tomber, dit Karim. La “voiture pilote” a essayé de le récupérer. J’ai tiré à nouveau, la voiture a reculé et est repartie. Puis la voiture suicide a explosé.»

L’explosion de ces engins est d’une puissance prodigieuse, capable de pulvériser plusieurs Humvee blindés et d’arracher les façades des maisons voisines. Les soldats irakiens regardent parfois sur Internet les vidéos tournées par l’État islamique, où ils retrouvent les attaques suicides dont ils ont été eux- mêmes victimes. «Regarde, ici c’est mon véhicule», dit Karim en montrant sur son téléphone un petit film tourné par un drone de Daech. Vus du ciel, trois Humvee sont garés sur un terrain vague. À l’autre extrémité de ce découvert, un véhicule prend de la vitesse. «À ce moment, j’ai entendu crier “Sayara! Sayara!” Voiture suicide!», raconte Karim, «Je l’ai vue approcher et j’ai compris que je n’aurais aucune chance de m’enfuir ; je me suis enfermé dans le Humvee, je me suis bouché les oreilles et j’ai attendu. C’était comme une explosion nucléaire. Mais j’ai survécu, avec juste quelques éclats dans la jambe.» «Dans chaque quartier, Daech a prépositionné une dizaine de voitures suicides, dit le sergent-chef Amir, dont la section tient un pâté de maisons en périphérie du quartier Saddam. Les avions peuvent en repérer et en détruire deux ou trois. Une ou deux ne vont pas exploser ou ne pas pouvoir agir à cause des barrages. Il va en rester quatre ou cinq opérationnelles. Et c’est beaucoup.»

«Les conducteurs des voitures suicides sont sélectionnés à l’avance. Parfois, ce sont des gamins de 13 ans à peine. Ils sont gardés ensemble dans des maisons spéciales où ils sont mis en condition psychologique. C’est une sorte de lavage de cerveau, et personne n’a le droit de les voir ou de leur parler jusqu’au moment où ils reçoivent leur mission. Souvent, un autre véhicule les accompagne jusqu’à leur objectif, parfois en les guidant par radio à travers les rues. Daech fait souvent voler un drone pour repérer l’itinéraire, et aussi filmer l’action, dit Amir. L’explosion est déclenchée par le conducteur. Mais le contrôleur a aussi un bouton de commande à distance, au cas où le kamikaze aurait une hésitation.»


Des réseaux d’espions informateurs

Contre cette menace permanente, le bulldozer travaille, empile des véhicules comme des éléments d’un jeu de construction, et forme rapidement des remparts. Les Humvee noirs avancent lentement à sa suite. Leurs vitres épaisses comme des aquariums sont étoilées d’impacts de balles. Dans les tourelles, les mitrailleurs sont à l’affût. Les véhicules s’arrêtent le long d’une rue. Un groupe de l’État islamique est retranché dans la mosquée voisine. Un tireur d’élite débarque avec deux soldats d’escorte, son fusil de précision dans une sacoche, et monte sur le toit d’une maison pour repérer et abattre un franc-tireur ennemi dont les balles claquent à intervalles réguliers autour des véhicules.

De l’autre côté de la rue, le major Salam s’installe lui aussi sur un toit. Assis par terre, fumant à la chaîne les cigarettes que lui tend déjà allumées Samir, son ordonnance, il jongle avec ses quatre postes radio. À côté de lui, Karim le mitrailleur déballe un drone de sa mallette de transport. Le petit engin en plastique blanc, un banal modèle commercial, s’élève gracieusement dans le ciel bleu. Sur l’écran d’une tablette, le major Salam suit les images de la caméra du drone qui filme les rues voisines. Tout semble étonnamment calme. L’État islamique tient rarement des positions fixes, mais combat en manœuvrant de petits groupes, mobiles, invisibles. L’engin revient une quinzaine de minutes plus tard. Puis redécolle, équipé de nouvelles batteries que Karim recharge sur une prise électrique. «L’État islamique a plus de drones que nous», dit Karim. «Daech a aussi bricolé des appareils capables de larguer des petites bombes artisanales. Ils ont des techniciens qui viennent du monde entier, des Français, des Anglais, des Suédois. Alors que nous nous débrouillons comme on peut ; nous ne sommes que des Irakiens.» 

Dans le dédale de maisons, les tirs crépitent soudain. Dans les radios, un cri d’alerte: «Sayara! Sayara !» Une voiture suicide vient de surgir d’un garage, deux rues plus loin. Les tirs s’intensifient en une sorte de grosse rafale continue, et une explosion énorme retentit, projetant un nuage de poussière en forme de champignon à plus de cent mètres de haut. «Celle-ci a explosé trop tôt», dit le major. À la fin de l’après- midi, quelques centaines de mètres ont été conquis. «On a pris environ 300 mètres, et 150 maisons», dit le major Salam. « La grande différence entre Mossoul et d’autres villes dans lesquelles nous avons combattu est qu’ici il y a des civils partout», soupire-t-il. «Ça complique beaucoup notre action, et gène l’artillerie et les avions, qu’on ne peut presque plus employer. À Ramadi ou à Faloudja, on savait qu’un individu dans une rue était un combattant ennemi. Ici impossible de savoir qui est qui.»

Un peu plus tard, dans la rue, des portails s’entrouvrent, et des habitants passent la tête dehors. Les hommes ont de grosses barbes, dont le port était rendu obligatoire par l’État islamique. Ils se tiennent sur le pas de leurs portes, parfois avec des enfants entre les jambes. «Rentrez chez vous, mettez un drapeau blanc sur votre maison et restez-y», disent les soldats. «Dès qu’il y a un petit groupe qui se forme, on risque de voir surgir un porteur de ceinture explosive.»

Il faut subvenir aux besoins du grand nombre d’habitants restés dans Mossoul. Mais parmi eux, se cachent aussi des réseaux d’espions et d’informateurs agissant pour le compte de l’État islamique. Dans le quartier Saddam, une centaine d’habitants sont rassemblés devant la mosquée. Ce sont tous des hommes, qui ont rasé leurs barbes récemment. Ils sont accroupis sur quatre rangs le long du mur. À l’intérieur de la mosquée, les soldats établissent une liste qui va servir à la distribution de vivres. Des enfants regardent la scène en se chamaillant. Les soldats irakiens sont relativement amicaux, mais gardent l’œil ouvert vers les gens qui approchent. Tous ceux qui pénètrent sur la petite place sont fouillés, par crainte qu’un porteur de ceinture explosive ne profite de l’attroupement. En plusieurs occasions, des femmes recouvertes de leurs grandes abayas noires sont venues se faire exploser au milieu des soldats.


L’obsession administrative des djihadistes

Un certain nombre d’habitants jettent des regards peu avenants. Par peur ou par méfiance, rares sont ceux qui se réjouissent ouvertement de l’arrivée de l’armée irakienne. «On a vécu deux ans d’enfer», dit Abou Laith, un vieux monsieur édenté, en keffieh à carreaux rouges et blancs et en longue disdasha noire. «On était coupés du monde, plus de téléphone portable, plus de télévision, plus de salaires, et ces gens de Daech qui vous arrêtent et vous tuent pour un oui ou pour un non. J’étais obligé de porter la barbe», dit-il en touchant son menton fraîchement rasé, «et ma femme de porter le niqab.» Abou Laith montre dans son jardinet une énorme plaque d’acier d’un centimètre d’épaisseur, tordue comme un couvercle de boîte de sardines, qui est venue se ficher dans sa balancelle. C’est une plaque de blindage de la voiture suicide qui a explosé à plus de cent mètres de là. «Quatre personnes n’arriveraient pas à la faire bouger», dit-il. «Ma femme a reçu des éclats ; elle est alitée et ne peut plus marcher. Il n’y a plus de médecins, ni d’hôpitaux.» Parfois les morceaux sanglants du corps du conducteur atterrissent aussi dans des endroits incongrus. Abou Laith demande en anglais son numéro de téléphone à un photographe. Il plie la feuille de papier qu’il range dans sa poche de poitrine. «C’est une liste de médicaments», dit-il à un groupe de gamins qui l’entoure. «On ne peut faire confiance à personne, et surtout pas aux enfants endoctrinés par Daech», dit le vieux monsieur. «Ne faites pas confiance à ces gens-là», dit-il en montrant les habitants alignés devant la mosquée.

Dans les mosquées et les bâtiments abandonnés par l’État islamique, des tas de paperasse attestent de l’obsession administrative des djihadistes. Des documents à en-tête de Daech enregistrent des contraventions, des taxes, des amendes. Des dépliants imprimés en quadrichromie détaillent les règles du port de la barbe. «Le rasage de la barbe te ramène au rang de la femme, et rend ton visage différent de celui qui a été créé par Allah», dit une brochure.

Parfois, l’État islamique profite de la nuit pour lancer des contre-attaques. Les haut-parleurs des mosquées se mettent à hurler «Allahou Akbar! Allahou Akbar!» Les soldats irakiens ripostent par des tirs nourris. Les mitrailleuses tirent de longues rafales et les balles traçantes ricochent dans le ciel nocturne. Les réacteurs d’avions de la coalition résonnent dans la nuit, et de temps en temps un éclair dessine la silhouette des maisons et des minarets, suivi quelques secondes plus tard par une explosion sourde. «Les avions français sont les meilleurs», disent les soldats. «Quand on les appelle, ils arrivent tout de suite, pas comme les Américains ou les Australiens qui mettent parfois des heures à intervenir.» Au matin, les combattants ont disparu. Ne restent en général que quelques cadavres carbonisés, et des cratères de bombes. Mais Daech est toujours là, quelques rues plus loin.

La bataille qui se livre dans Mossoul ne ressemble à rien de connu. Dans la vallée du Tigre, sur l’un des plus vieux champs de bataille du monde, celui de Sargon et d’Assurbanipal, de Xénophon et d’Alexandre le Grand, l’État islamique a inventé une guerre d’un genre nouveau, qui mélange les tactiques du combat urbain avec des méthodes terroristes. Plutôt que de défendre un front continu, les djihadistes jouent à un jeu mortel de cache-cache, harcèlent leurs adversaires, et utilisent tous les moyens à leur disposition. Les ceintures explosives et les voitures suicides deviennent des armes au même titre que de l’artillerie. Les mortiers tirent quelques coups avant de disparaître. Les francs-tireurs ouvrent le feu sur les soldats comme sur les civils. Tous les jours, un homme ou un enfant est transporté dans une couverture par des voisins en larmes, couvert de sang, après avoir été touché d’une balle ou d’un éclat.


Une armée de zombies

Cette nouvelle guerre est à la fois sophistiquée et primitive. Elle mêle technologie moderne et dispositifs bricolés. La carte d’état-major appartient au passé. Les briefings se font autour de photos aériennes sur l’écran d’un smartphone ou d’une tablette, qui permettent de se repérer dans les rues sans noms. Les adversaires se survolent avec des drones, qui volettent au-dessus des maisons avec un bruissement de libellule. Chacun tente d’abattre à la mitrailleuse les appareils ennemis. Cette guerre étrange évoque à la fois une version réelle et mortelle de jeux vidéo comme Call of Duty ou Grand Theft Auto, et des combats de rue classiques, sporadiques et brutaux. Elle oppose des adversaires aux moyens différents. L’armée irakienne a l’avantage de l’équipement. Elle dispose de blindés et d’une puissance de feu supérieure. Elle est la seule à bénéficier du soutien aérien de la coalition internationale, qui largue ses bombes guidées avec une précision de quelques mètres. Mais cet avantage est en partie annulé par l’organisation de l’État islamique, qui déploie dans cette bataille une ingéniosité diabolique. L’ancien réseau terroriste, aux cadres sélectionnés de façon darwinienne par des années de guerre contre l’armée américaine en Irak, a muté en une armée de zombies, courageux jusqu’au suicide, cruels, retors, qui défendent pied à pied leur capitale, conquise sans combats en juin 2014.

Après le combat, les soldats sont tous penchés sur leur téléphone portable. La page Facebook de la Division d’or compte des centaines de milliers d’abonnés. Le major Salam, lui, étudie le terrain sur sa tablette. Sur la photo aérienne, les rues de la ville semblent se prolonger à l’infini. Les hommes de la Division d’or ne sont qu’un millier environ à combattre dans Mossoul. Leur méthode est au point, et permet de limiter les pertes. Mais la conquête d’une grande ville est une affaire de longue haleine. «Ça va prendre du temps, dit le major. La guerre est toujours rapide sur les cartes. Sur le terrain, c’est une autre affaire.» 

Et les troupes manquent pour tenir les quartiers repris par la Division d’or. L’armée irakienne, censée se déployer dans les secteurs conquis par les forces spéciales, ne se déploie qu’au compte-gouttes. Entre les derniers postes de contrôle à l’entrée de la plaine de Ninive, et les positions d’Isof-1, des quartiers entiers repris à Daech restent inoccupés. Les véhicules de ravitaillement traversent des rues pleines d’habitants qui fuient vers les lignes irakiennes, rassemblés en famille, des enfants dans les bras, traînant des valises dans la poussière. Beaucoup restent encore dans Mossoul, terrés chez eux, toujours sous la coupe de l’État islamique, victimes pour la plupart, complices pour certains, qui viennent compliquer la reconquête de la ville.