Lors d’un sommet européen organisé par le think-tank European Leadership Network (Elnet) sur la radicalisation et la menace terroriste, les spécialistes du sujet ont conclu que la bataille face aux extrémistes islamistes, sur le terrain comme sur le Web, était loin d’être gagnée.
L’ex-première ministre du Royaume-Uni, Theresa May, en est persuadée: «Nous n’avons pas pour l’instant gagné la guerre contre l’islam radical». Si les attaques terroristes en Europe sont manifestement moins nombreuses et sanglantes qu’il y a quelques années, l’ancienne dirigeante du Parti conservateur britannique, qui a subi de plein fouet la vague d’attentats sur son territoire en 2017 et 2018, sait que l’idéologie «radicale» n’est pas à sous-estimer. «Nous devons arrêter l’extension de cette philosophie», a-t-elle déclaré mercredi lors d’un sommet européen sur la radicalisation islamiste et la menace terroriste organisé par le think-tank European Leadership Network (Elnet), en partenariat avec l’Institut Montaigne et la fondation Hanns Seidel.
Au cours d’un débat avec son ex-homologue français, Manuel Valls, Theresa May a fustigé les extrémistes, lesquels ont, selon elle, «perverti l’islam». Sur le plan des solutions, l’ex-locataire du 10, Downing Street a recommandé de faire comprendre aux «jeunes sur le terrain» que ces individus «attaquent nos valeurs». Pour Manuel Valls, cette bataille sur le terrain se fera avec les pays musulmans eux-mêmes – Qatar, Turquie – mais aussi en traquant la radicalisation sur les réseaux sociaux. «Je refuse de parler d’islamophobie. C’est une bataille culturelle et religieuse au sein même de l’islam», a-t-il défendu, sans cacher les «réussites et les échecs» du modèle laïc français.
« Je refuse de parler d’islamophobie. C’est une bataille culturelle et religieuse au sein même de l’islam »
Manuel Valls, ex-premier ministre français
Les échecs de la déradicalisation
La limitation du phénomène islamiste ne pourra se faire qu’avec des méthodes de déradicalisation efficaces. Or, «il n’y a pas de politique européenne» en la matière, a pointé du doigt Marc Hecker, directeur de la recherche et de la valorisation à l’Institut français des relations internationales (IFRI). «Il existe un déni de la part des Européens: l’absence de plan d’intégration nationale pour les musulmans empêche ces derniers de se sentir pleinement européens alors qu’ils font face à de véritables problèmes d’identité», a pour sa part argumenté l’Émirati Dr Ali Al Nuaimi, directeur exécutif du centre Hedayah contre l’extrémisme.
De son côté, la France «s’est engagée relativement tardivement dans la voie de la contre-radicalisation si l’on compare à d’autres pays comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les pays scandinaves», a dénoncé Marc Hecker. Et une fois les efforts venus, ceux-ci ont été «marqués par plusieurs échecs», a regretté l’auteur. Heureusement, depuis 2016, les pratiques en matière de désengagement se sont «stabilisées», avec des «résultats encourageants» et «aucun cas de récidive terroriste». Mais, «on ne peut pas contrôler les esprits des citoyens, ce n’est pas la responsabilité de l’État», a souligné l’experte allemande Sofia Koller, directrice de projet au International forum for expert exchange on countering islamist extremism.
Hugo Micheron, chercheur à l’institut d’études transrégionales de l’université de Princeton, a identifié pour sa part des «cycles» du djihadisme en Europe. Une alternance, depuis les années 90, entre «phase de force et de faiblesse». «Nous sommes actuellement, depuis la chute de Daech dans une de ces phases de faiblesse et je crains que nous sommes en train de reproduire certaines erreurs, en l’occurrence de croire que le djihadisme est derrière nous et de ne pas prêter attention aux différents espaces et lieux ou la pensée djihadiste est en phase de reconfiguration et d’expansion», a-t-il alerté. Et Sofia Koller d’abonder: «Des individus font semblant de se déradicaliser, il peut y avoir une absence de désengagement de plein gré. Il faut construire un “narratif” utile pour attirer les individus sensibles aux discours extrémistes vers notre modèle social».
Mais il n’est pas aisé de séduire des personnes enfermées dans une idéologie de ce type vers notre modèle social. «La force de Daech a été de proposer un récit théologico-politique qui repose sur quatre idées: le rêve de l’unité entre musulmans par le souvenir de l’ancien Empire, le rappel de l’humiliation qui prépare la violence comme réponse à l’injustice, le rêve de la pureté qui distingue le “eux” du “nous”. Et enfin la question du sens, de l’eschatologie, qui donne une signification à la mort», a rappelé l’islamologue Rachid Benzine. Pour convaincre les radicalisés de sortir de ce modèle, le politologue a ainsi proposé de «développer un rapport positif au soi et à l’altérité». «Nos sociétés européennes sont analphabètes par rapport au religieux: il est nécessaire de comprendre comment il fonctionne. Il a sa spécificité propre, ne peut être complètement saisi par la psychanalyse ou la sociologie (…). C’est un discours qui donne du sens aux jeunes, les appelle à agir», a-t-il analysé.
« Nous sommes en train de reproduire certaines erreurs, en l’occurrence de croire que le djihadisme est derrière nous et de ne pas prêter attention aux différents espaces et lieux ou la pensée djihadiste est en phase de reconfiguration et d’expansion »
Hugo Micheron , chercheur à l’institut d’études transrégionales de l’université de Princeton
Finies les productions à gros budget de l’État islamique, disséminant sa propagande tous les jours, sur tous les canaux. Mais «le djihadisme médiatique résiste toujours», a mis en garde Laurence Bindner, cofondatrice du JOS Project, une plateforme d’analyse de la propagande extrémiste et terroriste. «Les terroristes ne se radicalisent pas seuls devant leur écran», a-t-elle affirmé. Si la propagande n’est pas forcément le point de départ de la radicalisation pas forcément la radicalisation, elle peut l’«accélérer». Et elle «peut avoir des effets compulsifs comme ce fut le cas lors de l’attaque de Rambouillet », où l’auteur avait visionné des vidéos violentes, quelques minutes avant de tuer au couteau une fonctionnaire de police, le 23 avril 2021.
Avant les attentats de Charlie Hebdo et du 13-Novembre, la propagande de Daech avait pignon sur rue. Une simple recherche Google permettait de trouver des vidéos ultraviolentes. Puis les plateformes se sont réformées. En 2017, via le Global Internet forum to counter terrorism (GIFCT), Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube se sont alliés pour endiguer la propagande terroriste (avant d’être rejoints par Amazon, LinkedIn, WhatsApp et dix autres entreprises). Si un contenu de ce type émerge, il est marqué d’un «hash», une empreinte numérique, et est recensé sur un logiciel commun aux entreprises du GIFCT. Cette marque évite alors qu’il remonte sur les autres réseaux et ne les envahissent en devenant viral. «Les entreprises de technologie peuvent partager leurs renseignements en open source. En cas de diffusion en direct sur les réseaux sociaux, ce contenu peut être partagé et analysé», a assuré Erin Saltman, directrice des programmes du GIFCT. Problème, certaines plateformes protègent encore leurs utilisateurs, promettant un anonymat total. «Elles ne voudront peut-être pas participer à ce dialogue ni censurer leurs contenus. Les gouvernements devront les inciter», a-t-elle plaidé.
Sachant que la propagande est aujourd’hui «de plus en plus difficile d’accès», comme l’a souligné Benjamin Hodayé, historien spécialiste de l’islam à l’Institut Montaigne, il faut aller voir «au-delà de la seule “djihadosphère”». Il cite l’exemple de Jamel G., l’assassin de Stéphanie Monfermé à Rambouillet. L’analyse de son profil Facebook sur dix ans a montré «un engagement religieux, devenu de plus en plus dur, nourri par des publications liées à des préoccupations identitaires sur l’islamophobie puis des contenus salafistes». Des publications pas hors-la-loi mais pouvant «s’inscrire dans des parcours idéologiques qui contribuent à enfermer certains internautes dans un système de pensée», a-t-il poursuivi. Une idée défendue aussi par Laurence Bindner, laquelle a développé un concept de «haine dégradée». «La fenêtre d’acceptabilité des violences en ligne s’est élargie», a-t-elle constaté.
Au niveau européen, Europol redouble d’efforts pour surveiller les djihadistes. Au cours des six dernières années, l’unité de référence de l’Union européenne a évalué plus de 130.000 éléments de contenu terroriste localisés sur 361 plateformes. Et si le nombre de contenus a baissé récemment, Antonis Samouris, directeur de l’analyse de la propagande terroriste au centre européen de la lutte contre le terrorisme (ECTC), a observé que «les médias de l’État islamique ont compensé par le recyclage d’anciens contenus ou la production de nouvelles versions incitant à la violence». «Ce type de productions a connu un pic d’activité à la suite des attentats terroristes qui ont eu lieu en Europe en 2020», a-t-il précisé. Contrairement aux idées reçues, «dernièrement, les propagandistes de l’EI et ses partisans en ligne ont intensifié leurs mesures de contournement dans le but de regagner du terrain numérique», a révélé ce ponte de la surveillance.
Mais alors, de qui s’inspirer? En 2015, les services de sécurité intérieure européens ont eu les yeux rivés sur Israël, touché par une vague d’attaques sans précédent, où 28 personnes ont été tuées entre octobre et décembre. «Ces jeunes étaient encouragés par les réseaux sociaux comme Facebook à l’époque. Ils étaient incités par leur état d’esprit contre l’Occident», a détaillé Ezra Saar, chercheur à l’International institute for counter-terrorism (ICT). Pour tenter de stopper ces jeunes hommes, qui perpétraient leurs attentats avec des objets du quotidien – haches, marteaux, etc -, Jérusalem a redoublé d’efforts. «Des outils de renseignement sur l’apparition de mots, de textes, d’images sur le Web ont été développés pour suivre les réseaux et mener aux terroristes», a-t-il expliqué. Pour arrêter ces terroristes «avant qu’ils ne sortent de chez eux», un dispositif de data-mining a également été mis en place. Efficace, il a aussi été contesté, jugé parfois trop intrusif dans la vie privée des personnes. Ce qui pourrait rendre ce genre de solutions moins applicables dans des pays moins habitués à une surveillance du quotidien pour la sécurité. «Un dialogue intensif avec les gouvernements sera nécessaire afin de ne pas dépasser les limites de la vie privée», a soulevé Erin Saltman.