Dans une vidéo – sa première apparition depuis 2014 –, le leader du groupe Etat islamique se met en scène en chef de guerre, pilotant une organisation revenue à la clandestinité.
Abou Bakr Al-Baghdadi n’était plus jamais apparu en public depuis le sermon délivré à la mosquée Al-Nouri, à Mossoul en Irak, pour proclamer son « califat », en juin 2014.
Aucun message audio ne lui a plus été attribué après août 2018, alimentant toutes les spéculations sur son sort. Donné plusieurs fois mort ou blessé, le chef de l’organisation Etat islamique (EI) est réapparu dans un enregistrement vidéo de dix-huit minutes, diffusé lundi 29 avril par la « maison de production » de propagande de l’EI Al-Fourqan, et authentifié par le centre américain de surveillance des mouvements extrémistes SITE.
Bien portant et sans blessure apparente, le djihadiste irakien de 47 ans a peu changé, si ce n’est une barbe poivre et sel, teintée de henné à son extrémité. Le discours qu’il assène est attendu. D’une voix basse, Abou Bakr Al-Baghdadi promet que l’EI « se vengera » au nom de ses membres tués et que le combat contre l’Occident sera « une longue bataille » à l’échelle internationale.
La vidéo aurait été tournée après la chute du « califat » à Baghouz, le dernier réduit territorial de l’EI, reconquis le 23 mars dans l’est de la Syrie, et avant les attentats au Sri Lanka, le 21 avril, qui sont évoqués en fin d’enregistrement dans un message audio qui pourrait avoir été ajouté après le tournage.
Un fusil d’assaut AK47 à ses côtés
Des événements récents comme la victoire de Benyamin Nétanyahou aux élections législatives en Israël, le 9 avril, ainsi que la chute d’Abdelaziz Bouteflika en Algérie et d’Omar Al-Bachir au Soudan, le 11 avril, sont évoqués. S’il salue la chute des « tyrans en Algérie et au Soudan », Abou Bakr Al-Baghdadi dit regretter que les gens aient « replacé un tyran par un autre » et estime que seul « le djihad peut réprimer les tyrans ».
La mise en scène est étudiée pour réaffirmer le rôle central et actif d’Abou Bakr Al-Baghdadi à la tête de l’EI et redonner confiance en l’organisation après les dissensions qui ont traversé le groupe à la suite de la chute du « califat ».
Assis les jambes croisées sur un matelas fleuri, vêtu d’une tunique noire et d’un gilet de combattant beige, il pose un fusil d’assaut AK47 à ses côtés. Le même modèle qu’affichaient jadis Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaida, et Abou Mousab Al-Zarkaoui, le premier chef de l’EI. Il n’apparaît pas isolé mais entouré de trois hommes de son cercle restreint, le visage flouté, parcourant avec eux les derniers rapports d’activité des provinces de l’EI.
« Il est présenté non pas comme un calife distant et lointain qui se cache de ses ennemis, mais comme quelqu’un qui continue de commander », commente sur Twitter Charlie Winter, chercheur au centre sur la radicalisation du King’s College de Londres (ICSR). « Ce n’est pas un appel aux armes mais un appel à la continuité. L’EI se présente comme dynamique, vivant et en forme, et appelle son noyau dur à poursuivre la cause quoiqu’il arrive », poursuit-il.
« La barbarie et la brutalité » de l’Occident
« La bataille pour Baghouz est maintenant terminée », débute le chef de l’EI, imputant la défaite à « la barbarie et la brutalité » de l’Occident. Il salue l’« endurance » et la « détermination » des combattants assiégés à Baghouz, citant notamment Fabien et Jean-Michel Clain, deux djihadistes français appartenant à la branche médiatique de l’EI, qui y ont été visés par une frappe de drone fin février. La mort de Fabien Clain a été confirmée par la coalition internationale.
La perte du califat actée, Abou Bakr Al-Baghdadi promet d’autres actions « contre les Croisés », comme les attentats ayant tué 253 personnes dans des églises et hôtels du Sri Lanka – une « vengeance pour les frères à Baghouz » – ou 92 autres attaques dans huit pays qu’il revendique au nom de l’EI.
Le chef djihadiste remercie les groupes qui lui ont prêté allégeance ces derniers mois, notamment au Burkina Faso et au Mali. « Nous leur recommandons à tous d’attaquer leurs ennemis et d’épuiser toutes leurs capacités – humaines, militaires, économiques et logistiques », dit-il, parlant d’une « guerre d’attrition » et promettant le djihad « jusqu’au jugement dernier ». Il exhorte l’émir de l’EI pour le Grand Sahara, Abou Walid Al-Sahrawi, à intensifier les attaques contre la France.
Les rapports d’activité mensuelle des provinces d’opérations de l’EI qu’il étudie devant la caméra donnent un aperçu de la toile tissée par le groupe djihadiste dans une vingtaine de pays à travers le monde : l’Afrique de l’Ouest, la Somalie, le Sinaï égyptien, la Libye, l’Afrique centrale, le Caucase et la Turquie.
Une nouvelle stratégie de globalisation
« Depuis un an, l’EI a commencé à se démarquer de son projet de proto-Etat en Syrie et en Irak. Cette vidéo tourne la page définitivement », estime l’expert Charlie Winter. Si le groupe représente toujours une menace en Syrie et en Irak, où des cellules dormantes mènent des attaques régulières, les attentats au Sri Lanka sont, estime-t-il avec le chercheur Aymenn Al-Tamimi, dans un article publié le 27 avril dans le magazine américain The Atlantic, la marque d’une nouvelle stratégie de globalisation de l’organisation qui, désormais revenue à la clandestinité, vise à perpétrer des attaques d’ampleur.
Abou Bakr Al-Baghdadi a pris beaucoup de risques pour délivrer ce message à ses partisans. L’homme, qui depuis 2014 présidait aux destinées de sept millions d’habitants dans de larges pans de la Syrie et près d’un tiers de l’Irak, est l’un des derniers chefs de l’EI à avoir survécu à la traque des forces de la coalition internationale et de leurs alliés locaux.
Sa tête est mise à prix à 25 millions de dollars (22 millions d’euros) par les Américains. En dépit de la chute du califat, défait en Irak en décembre 2017 et en Syrie en mars 2019, il pourrait toujours se trouver dans les territoires désertiques à cheval entre les deux pays, dans le désert syrien de la Badiya ou dans la province irakienne de l’Anbar.
« Nous contre le monde »
En réponse à cette vidéo, en cours d’authentification par la coalition internationale, le porte-parole du département d’Etat américain a assuré, lundi, que cette dernière se battra dans le monde pour « garantir la défaite durable de ces terroristes et que tous les dirigeants qui restent soient traduits en justice ».
Alors que ce dernier estime que « la défaite territoriale de l’EI en Syrie et en Irak a porté un coup fatal stratégique et psychologique », la directrice de SITE Intelligence, Rita Katz, s’alarme du « danger sérieux que pose non seulement le fait que Baghdadi, le soi-disant calife de l’EI soit vivant, mais aussi qu’il soit capable de réémerger pour ses soutiens et réaffirmer le message du groupe “Nous contre le monde” après tous les progrès réalisés contre le groupe ».