Cette «petite Syrie» du Liban qui menace la stabilité du pays

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Par Julie Connan –  au service Etranger du Figaro. 


La guerre qui déchire leur pays depuis six ans a poussé 1,5 million de Syriens sur le sol libanais. Même si cet afflux massif n’a pas suscité de heurts majeurs, ces «invités temporaires» font monter la tension dans un petit pays à la stabilité déjà précaire. À terme, les équilibres politiques et confessionnels pourraient être bousculés.

Le ballet des Mercedes d’un autre âge est incessant. Une fois franchi le checkpoint tenu par les militaires libanais et la tension des contrôles retombée, les fresques, drapeaux et autres affiches laissent penser que l’on arrive en territoire palestinien. Ici, un immense portrait d’Arafat, là, une affiche à la gloire de Mahmoud Abbas. Là encore, une promesse peinte sur un mur fatigué: «Palestine we will return» (Palestine, nous reviendrons).

À 5 km de Tyr, au Liban-Sud, le camp de Rashidieh est l’un des plus anciens du pays du Cèdre. Il accueille ceux que l’on surnomme «les plus vieux réfugiés du monde». Cette zone de non-droit abrite 32.000 Palestiniens, entassés dans des maisons de fortune qui se distinguent peu du reste du paysage semi-urbain. Au fil des ruelles défoncées, le camp dévoile les atours d’une ville, avec ses échoppes, ses garages, mais aussi ses champs d’orangers et ses serres.

Au milieu de ce dédale poussiéreux, se trouve la «maison» de Dalal. Cette femme de 25 ans vit depuis quelques jours dans un abri avec son époux et leurs six enfants. Mais contrairement au reste du camp, sa famille ne vient pas de la Palestine historique, qui n’est qu’à 10 km. Ils ne sont pas non plus arméniens, même si la partie la plus ancienne du site a été construite par la France en 1936 pour les accueillir. Ils ne sont pas même libanais, bien que Rashidieh, touché par des frappes israéliennes en 2006, ait servi de refuge à des familles locales, dans une zone chiite, fidèle au Hezbollah .

Dalal et les siens viennent d’Hama en Syrie, d’où ils ont fui il y a un an. Des Syriens, réfugiés dans un camp palestinien tenu par le Fatah, le parti du chef de l’Autorité palestinienne. . «Je suis entrée illégalement au Liban par la Bekaa avec mes enfants pour 500 dollars», explique-t-elle. Elle dit ignorer si la somme versée à un passeur a aussi servi de bakchich, mais toujours est-il que les forces armées les ont laissés franchir la frontière, officiellement close depuis le 1er janvier 2015.


Nouveau-nés sans existence légale

En cet après-midi de printemps, ses enfants âgés de 1 à 7 ans sont prostrés devant des dessins animés. «Nous avons vécu un temps dans le Nord, à Tripoli, dans un abri en tôle avant d’arriver ici, raconte la jeune femme. Vous n’allez pas me croire, mais je ne suis pas encore sortie d’ici. Je ne sais même pas à quoi ressemble l’extérieur.» Le propriétaire, palestinien, a renoncé à leur faire payer le loyer (100 dollars par mois) pendant un an, en échange de travaux de rénovation réalisés par le Norwegian Refugee Council (NRC). Située à deux pas des ruines antiques de Tyr, cette baraque est dans la famille de cet homme depuis 1948, quand les premiers Palestiniens sont arrivés. Ils sont à ce jour plus de 300.000 au Liban.

Six ans après le début du cauchemar syrien, le cas de Dalal et des siens montre que, pour eux aussi, le provisoire risque de durer au Liban, où une nouvelle «strate» de réfugiés s’est superposée aux précédentes.

«Nous voulons rester ici. Nous avons tout perdu en Syrie, une maison bien plus grande, deux voitures», se lamente-t-elle. Même son mari, malade des reins, et rentré un temps pour «mourir en Syrie», s’est résolu à revenir au Liban pour s’y soigner. Toujours atteint, il travaille, au noir, dans le bâtiment. À leur image, plus d’un million de réfugiés syriens sont officiellement enregistrés au Liban, mais comme le pays a demandé il y a plus de deux ans au Commissariat pour les Nations unies aux réfugiés (UNHCR) d’interrompre l’enregistrement des nouveaux arrivés, le chiffre réel est davantage de 1,5 million dans un pays de 4,4 millions d’habitants, sur l’équivalent d’un territoire grand comme la Gironde.


«Une prison à ciel ouvert»

Échaudé par les camps palestiniens qu’il héberge depuis 1948, et parfois devenus des zones de non-droit, le Liban a refusé de construire des camps officiels «en dur» et d’ainsi faire des Syriens, des «nouveaux Palestiniens», contrairement aux voisins turc et jordanien. Beyrouth n’ayant pas signé la convention internationale pour les réfugiés, ils sont considérés comme des «invités», temporaires. Mais certaines villes comptent davantage de réfugiés que de Libanais, et il naît désormais plus de petits Syriens, sans existence légale. Cette «petite Syrie» qui s’installe et grandit fait monter la tension dans un État à la stabilité déjà précaire.

Ces populations, composées à 75 % de femmes et d’enfants, vivant à 71 % sous le seuil de pauvreté, sont éparpillées sur tout le territoire dans environ 1700 localités (camps informels, garages, appartements inachevés, etc.) «Nous ne savons tout simplement pas où ils se trouvent, ce qui complique la prise en charge et les pousse à utiliser des mécanismes d’adaptation illégaux ou dangereux, comme le travail précoce, la prostitution, etc.», déplore Mike Bruce, du NRC. Au quotidien, leur principal défi est d’obtenir un permis de résident.

Impossible pour les clandestins, c’est une gageure pour ceux qui ont afflué en toute légalité au début de la guerre: Beyrouth demande 200 dollars par an pour le renouveler. Sans ce sésame, ils ne peuvent pas circuler et vivent dans la peur de se faire arrêter aux checkpoints. «C’est comme une prison à ciel ouvert. Ils vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête», explique la reporter de L’Orient- Le Jour Patricia Khoder.


Concurrence avec les habitants

À l’ombre des monts enneigés de la Bekaa, au sud-est, et de l’Akkar au nord, les réfugiés louent tout de même leurs bras pour survivre. Et le besoin d’argent pour payer les loyers et subsister – en plus des 27 dollars alloués par mois et par personne par le HCR – pousse aussi les familles et le chawich à faire travailler les enfants dans les champs ou sur les chantiers pour des salaires de misère. Une concurrence jugée déloyale par les habitants dans des zones où le chômage est endémique. «Il y a quelque temps, les champs autour de nos abris ont été incendiés. Nous avons cru que nous n’allions pas réussir à éteindre le feu. Les fumées étaient très toxiques», se souvient Amina, 21 ans, arrivée de Homs il y a cinq ans et qui vit dans un camp près de Saadnayel, ville majoritairement sunnite de la Bekaa. «L’autre jour, je me suis fait hurler dessus en allant chez le médecin», ajoute-t-elle en allaitant son dernier-né.

Pour contenir le travail forcé et offrir une autre perspective aux enfants, l’accent est mis sur la scolarisation. Les ONG, comme NRC et Concern, ont pris en charge divers programmes de soutien dit d’«école informelle», afin que les Syriens puissent intégrer l’école publique à partir de 7 ans. Pour cela, le ministère de l’Éducation a mis en place une seconde rotation l’après-midi. Mais là encore, le système est au bord de l’implosion, en termes de capacité d’accueil et de charge de travail pour des enseignants qui ne sont pas préparés à accueillir 200.000 élèves de plus. «Même si seuls 30 % des Libanais fréquentent le public (les familles qui le peuvent préfèrent l’enseignement privé, NDLR), le nombre de Syriens est supérieur dans beaucoup d’endroits. Il n’y a pas assez de place pour tous les prendre», constate Lara Lteif, coordinatrice éducation à Saadnayel. La moitié des enfants réfugiés ne sont ainsi pas scolarisés et vivent à la marge, potentiellement à la merci de mouvements radicaux qui prospèrent dans les zones frontalières.


«Bombe à retardement»

Côté libanais, malgré une résilience indiscutable et une absorption sans heurts majeurs, le ressentiment et la peur de l’avenir sont bien là, accrus par le poids de la guerre (1975-1990) et de la «tutelle syrienne» levée en 2005. «Ils sont venus comme des forces arabes et sont restés comme des occupants. On ne les aime pas. Ils ont tellement abîmé notre pays! s’emporte la journaliste Guitta Kiameh.

Ils affaiblissent l’économie. Qui va payer la grande facture? C’est nous! C’est une bombe à retardement!» «Si tu as un appartement, tu invites 30 personnes pour faire la fête, mais pas un millier!», renchérit Sami Nader, consultant à Murr TV. «Si les réfugiés restent, ce sera la fin du Liban et la promesse d’une nouvelle guerre. Tous les ingrédients sont là.» Nombre sont ceux qui redoutent les conséquences de cet afflux sur le fragile équilibre confessionnel : l’écrasante majorité des réfugiés est sunnite, dans un pays où le Hezbollah ne cesse de prendre de l’envergure politique. «Les chiites sentent la menace des sunnites. Le Hezbollah doit négocier avec Beyrouth et Damas pour faire en sorte qu’ils rentrent», assure l’analyste. «Les conditions de retour dans le pays ou dans des zones sécurisées ne sont absolument pas réunies», rétorque Daniela D’Urso, chef de bureau intérimaire de l’Office d’aide humanitaire de la Commission européenne (Echo).

Si une dizaine d’ONG internationales se sont désengagées ces deux dernières années, considérant que le Liban n’était plus dans une situation d’urgence, d’autres changent d’approche et prônent un dialogue accru avec les autorités. «Nous passons d’une situation de crise à une stratégie de transition et de développement», explique Pauline Wesolek, coordinatrice des opérations pour Handicap International. «Il faut aussi renforcer le système public qui s’effondre et aider le pays, où, avant même cette crise, l’accès aux services publics était saturé», ajoute Daniela D’Urso.

Alors qu’a lieu mercredi une conférence sur l’avenir de la Syrie à Bruxelles, où le premier ministre libanais Saad Hariri doit présenter un plan de crise et appeler à l’aide la communauté internationale, l’avenir des réfugiés syriens est une source d’angoisse énorme dans le pays du Cèdre. Et beaucoup, Libanais comme Syriens, espèrent que personne n’aura l’occasion dans plusieurs années de lire sur les murs d’un camp la vaine promesse «Syria we will return».