Kufr Aqab, no man’s land au pied du mur de séparation israélien

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Le Figaro – Par Cyrille Louis


REPORTAGE – Les services administratifs arrivent au compte-gouttes dans ce bourg de Jérusalem séparé de la Ville sainte par la barrière de sécurité. L’acheminement du courrier a été suspendu, la voirie laissée à l’abandon et la collecte des ordures sous-traitée à une société privée au budget dérisoire.

Correspondant à Jérusalem

Noura et Haytham ont échoué à Kufr Aqab par amour. C’était en 2008, peu de temps après leur mariage. L‘ancien hameau, jadis prisé des familles palestiniennes en quête de tranquillité, avait depuis plusieurs années déjà entamé sa sinistre transformation. Mais les deux jeunes gens, prisonniers d’un conflit qui se soucie peu des histoires de cœur, n’avaient pas vraiment le choix. «S’installer dans le centre de Jérusalem, c’était prendre le risque d’être expulsé à tout moment», explique Haytham, qui a grandi dans un bourg proche de Ramallah, la «capitale» de l’Autorité palestinienne, et n’a donc pas le droit de se rendre dans les territoires contrôlés par Israël sans un permis spécial. Noura, née dans la Vieille Ville de Jérusalem, dispose au contraire d’une carte de résidente qui lui permet de franchir le mur et de voyager à l’étranger. «Si nous avions choisi de nous établir en Cisjordanie, dit-elle, les autorités me l’auraient aussitôt retirée. Entre ces deux écueils, il nous restait Kufr Aqab…»

Ce no man’s land, s’il fait en théorie partie de Jérusalem, en est physiquement séparé depuis l’édification, en 2004, d’un mur de séparation destiné à prévenir les incursions de terroristes palestiniens. Situé au-delà du checkpoint de Qalandiya, à la limite nord de la ville, il s’étend des deux côtés de la route poussiéreuse et perpétuellement embouteillée qui conduit à Ramallah. Les services municipaux et la police israélienne, théoriquement compétents, ne s’y aventurent que de façon sporadique. «Les ordures sont ramassées une fois par semaine, les égouts débordent dès les premières pluies et il y règne une anarchie telle que nous n’osons pas laisser nos enfants jouer en bas de chez nous», déplore Noura. Haytham, qui travaille pour une fondation européenne dont les bureaux se trouvent à Ramallah, complète: «Kufr Aqab est pour nous l’équivalent d’une cité-dortoir. Nous en partons le matin pour n’y revenir qu’à la nuit tombée et nos relations avec le voisinage se réduisent au minimum. Quant à nos amis et à nos familles, nous préférons les voir à l’extérieur.»

Frénésie immobilière

L’avocat Mouein Odeh, que la flambée des loyers a contraint il y a six ans à fuir le centre-ville pour s’installer avec sa famille à Kufr Aqab, en connaît chaque recoin. Avec patience, il guide le visiteur à travers les ruelles défoncées, désigne les bennes qui vomissent leurs tas d’ordures et raconte la lente agonie de ce faubourg abandonné. Du promontoire où s’élève le village originel, il dénombre les tours qui, l’une après l’autre, sortent de terre. «En l’absence d’autorités compétentes, des promoteurs ont trouvé ici une poule aux œufs d’or, soupire le Palestinien. Personne ne vérifie s’ils respectent les normes de sécurité, ni même qu’ils sont bien propriétaires des terrains sur lesquels ils construisent.» Aux abords du mur, les immeubles neufs sont serrés si près les uns des autres que les automobilistes peinent à se croiser dans les ruelles en contrebas. «Sa construction a attisé la frénésie immobilière, et incité des milliers de Palestiniens parmi les plus modestes à quitter le centre de Jérusalem pour venir trouver ici un logement moins coûteux», observe Betty Herschman, directrice des relations internationales à l’ONG israélienne Ir Amim. Quelque 140.000  Palestiniens vivent désormais au-delà du mur, dans les limbes de Jérusalem – soit 60.000 à Kufr Aqab et 80.000  aux abords du camp de réfugiés de Shuafat.

«Personne ne se soucie de nous»

Les autorités israéliennes, sommées en 2005 de défendre le tracé de la «barrière de sécurité» devant la Cour suprême, s’étaient engagées à ce que les résidents palestiniens de Jérusalem installés du «mauvais» côté ne soient pas pénalisés. Mais Ben Avrahami, conseiller du maire pour la partie orientale de la ville, reconnaît bien volontiers que la promesse n’a pas été tenue. «Peu après sa construction, la situation sécuritaire de l’autre côté de la “barrière” est devenue complètement chaotique, explique-t-il, si bien que nos agents ont reçu instruction de ne plus s’y aventurer.» L’acheminement du courrier a été suspendu, la voirie laissée à l’abandon et la collecte des ordures sous-traitée à une société privée dont le budget annuel vient d’être fixé à 5,5 millions de shekels – soit à peine plus de 1 % de l’enveloppe allouée à l’ensemble de la ville. «La situation n’est évidemment pas satisfaisante, poursuit M. Avrahami, et c’est la raison pour laquelle nous voulons augmenter les moyens alloués aux centres communautaires qui opèrent dans ces quartiers. Ils gèrent des jardins d’enfants, organisent des activités après l’école ainsi que des animations pour les personnes âgées.» Celui de Kufr Aqab, précise la mairie, emploie deux permanents et deux stagiaires…

«La vérité, c’est que personne ne se soucie de nous», fulmine Samih Abou Rmeila, qui dirige un réseau de six écoles semi-privées créé peu après la construction du mur. «Nous avons été obligés de prendre les choses en main, car il était trop compliqué – et parfois trop dangereux – de faire franchir matin et soir le checkpoint aux milliers d’enfants dont les écoles se trouvent désormais de l’autre côté», détaille-t-il. Les nouveaux établissements, subventionnés par le gouvernement israélien, comptent aujourd’hui 4000 élèves. Mais leur budget est déficitaire et les enseignants sont souvent payés avec retard, si bien que Sami Abou Rmeila craint de devoir un jour mettre la clé sous la porte. «Ce qui nous sauve, dit-il, c’est que les autorités israéliennes n’ont aucune envie d’avoir à gérer directement cette population…»

L’anarchie qui règne à Kufr Aqab, souligne Betty Herschman, «favorise le transfert silencieux de nombreux Palestiniens du centre-ville vers la périphérie». À l’heure où Israël s’apprête à célébrer le cinquantième anniversaire de la «réunification» opérée à l’issue de la guerre de juin 1967, l’association Ir Amim estime qu’au moins 25 % des Palestiniens de Jérusalem-Est vivent au-delà du mur. Ces résidents de seconde zone craignent que la municipalité ne les prive, à terme, d’un statut qui leur permet de se déplacer librement et leur donne droit à la sécurité sociale israélienne. Nir Barkat, le maire de la ville, a plusieurs fois suggéré que le contrôle de ces zones soit confié aux unités de l’armée qui administrent la Cisjordanie occupée. Le gouvernement a jusqu’à présent balayé la proposition, refusant de renoncer à la souveraineté qu’il revendique sur l’intégralité de Jérusalem-Est. Mais plusieurs responsables israéliens, dont le chef du Parti travailliste, Isaac Herzog, juge qu’Israël aurait tout intérêt à couper les ponts avec les quartiers palestiniens situés à la périphérie de Jérusalem-Est – pour mieux verrouiller son emprise sur la Vieille Ville et ses abords immédiats, où les Palestiniens entendent établir la capitale de leur futur État.

«Je me sens ici comme en prison»

Face à cet horizon incertain, des habitants de Kufr Aqab tentent de remédier par eux-mêmes à la défaillance des pouvoirs publics. «D’un côté, ces gens paient une taxe municipale en contrepartie de laquelle ils ne reçoivent pour ainsi dire aucun service, soupire Ronit Sela, de l’Association israélienne pour les droits civiques (ACRI), et de l’autre, ils sont contraints d’organiser des collectes pour répondre à des besoins aussi élémentaires que l’entretien de la voirie ou l’accueil des enfants en bas âge.» Ces initiatives ponctuelles ont par le passé permis de créer un système d’égouts, ainsi que de procéder à de menues réparations sur le réseau routier à l’agonie. L’avocat Mouein Odeh, soutenu par les organisations Acri et Ir Amim, a pour sa part engagé plusieurs actions en justice pour tenter de contraindre la municipalité à assumer ses responsabilités. Sous pression de la Cour suprême, celle-ci a récemment revu à la hausse le budget dévolu à l’entreprise chargée de collecter les ordures dans le quartier. «Mais il s’agit d’un travail de Sisyphe, regrette l’activiste, et les rares bonnes volontés disponibles pour agir au nom de la collectivité s’épuisent les unes après les autres face à l’inertie des pouvoirs publics.»

Nariman Odeh, qui vient d’ouvrir une petite bijouterie dans une rue calme de Kufr Aqab, admet qu’elle donnerait beaucoup pour retrouver, ailleurs, «une ville normale». Élevée à Jérusalem-Est, elle s’est installée dans le quartier en 2001 afin de pouvoir vivre avec son mari originaire de Cisjordanie. «À l’époque, on se sentait chanceux de fonder une famille ici, se souvient-elle. Kufr Aqab était encore un gros village où tout le monde se connaissait, à la fois moins cher et plus paisible que le centre-ville. Mais la situation a basculé depuis que les Israéliens ont construit le mur, si bien que je me sens désormais ici comme en prison.» À plusieurs reprises, Nariman a déposé une demande de réunification familiale auprès des autorités israéliennes afin de pouvoir s’installer avec son mari à Jérusalem. Mais ces démarches ont systématiquement été rejetées au nom d’arguments sécuritaires. «Nous pourrions bien sûr emménager à Ramallah, où nous aurions une vie bien plus agréable qu’ici, dit-elle, mais ce serait l’assurance de perdre ma carte de résidente.» Depuis la guerre de juin 1967, rappelle Ir Amim, près de 15.000 Palestiniens nés à Jérusalem, mais partis vivre ailleurs, se sont vu retirer ce précieux statut.