La difficile « alya » des derniers juifs d’Ethiopie

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Le Monde – Par Emeline Wuilbercq et Emilienne Malfatto

Le fil de laine est près de se rompre. Il tire dessus à deux mains, comme s’il voulait arracher la petite croix de bois. Aschalew Azanew a troqué l’étoile à six branches contre la croix orthodoxe. Mais cet habitant de Gondar, dans le nord-ouest de l’Ethiopie, lassé d’espérer éternellement un rapatriement vers Israël, se sent toujours juif. « Je n’y crois plus, crache-t-il. Il agite ses mains. Ça fait vingt ans qu’on attend. »

Aschalew est l’un des derniers juifs d’Ethiopie, qui disent descendre du roi Salomon et de la reine de Saba, et qui réclament depuis longtemps leur retour en Terre sainte. La reconnaissance tardive de leur judéité par les autorités religieuses d’Israël, en 1975, a permis à des dizaines de milliers d’entre eux de quitter l’ancienne Abyssinie, notamment au cours des opérations Moïse et Salomon, en 1984 et 1991.

Tous les cousins et les oncles d’Aschalew sont ainsi partis en Israël. Mais ses parents, ses frères et sœurs et lui-même ont été recalés à quatre reprises. Motif ? La mère d’Aschalew n’est pas juive, condition imposée par Israël à la communauté éthiopienne.

« Une politique discriminatoire qui n’a jamais concerné les autres communautés juives, en France, en Russie ou aux Etats-Unis, par exemple, qui ne doivent justifier que d’un grand-parent juif, selon la loi du retour », s’indigne Avraham Neguise, député du Likoud (parti conservateur au pouvoir en Israël) lui-même venu d’Ethiopie.

De rebondissement en rebondissement

En août 2013, le gouvernement israélien annonce que les derniers juifs d’Ethiopie ont été rapatriés. Sauf que neuf mille d’entre eux se trouvent toujours dans le pays, principalement à Gondar et à Addis Abeba, la capitale. S’ils ne remplissent pas les critères de l’Etat hébreu pour prétendre au retour en Terre sainte, tous partagent un sentiment de judéité.

En novembre 2015, Tel Aviv change d’avis… et autorise finalement l’« alya » (le retour en Israël) des derniers « falashmura », ces juifs dont des ancêtres se seraient convertis au christianisme. Tous seront en Israël d’ici à cinq ans, promettent les autorités.

Une décision arrachée au gouvernement grâce à la pression du député Neguise et de l’un de ses collègues du Likoud, qui refusent de voter avec la coalition de Benyamin Nétanyahou tant que l’alya de ces laissés-pour-compte n’est pas acceptée. Pour les juifs d’Ethiopie, c’est la fin d’un long combat.

Las, au printemps 2016, invoquant des restrictions budgétaires, le gouvernement fait machine arrière. En août, pourtant, nouveau rebondissement ! Le budget 2017-2018, qui alloue des fonds pour l’alya des juifs éthiopiens, est finalement approuvé. Mais à Gondar, tout le monde reste sceptique.

Le bar des lamentations

Aschalew est arrivé avec sa colère, les yeux fiévreux, jean froissé et chemise verte. Il n’a rien commandé, il avait déjà bu de la tela, cette bière maison, épaisse et noirâtre, qui enivre les clients de la gargote de Degu Gete. C’est un troquet de rien, posé au bord de la rue pavée qui traverse le quartier juif de Gondar. Ici, les maisons sont en torchis et en tôle, le sol en terre battue. La synagogue est entourée d’une palissade de fortune, bleue et blanche. Les habitants sont juifs ou chrétiens. Et les hommes se retrouvent chez Degu pour boire dans de vieilles boîtes de conserve.

Degu Gete, 40 ans, en paraît dix de plus. Grand et sec, le regard triste, le sourire rare et édenté. La malaria, et la misère. Degu n’a pas de travail fixe, il coupe du bois ou creuse des latrines pendant que sa femme fabrique la tela. Le soir, ils s’entassent avec leurs quatre enfants dans une petite pièce qui empeste la bière. En journée, leur auvent protège les buveurs du soleil ou de la pluie.

Chez Degu, c’est un peu le bar des lamentations. Comme nombre de ses clients, le patron désespère de pouvoir enfin partir en Israël, où habitent ses cousins, ses oncles et toute sa belle-famille. Sur l’écran de son smartphone, un bel homme en uniforme, coupe afro et ceinture à munitions : c’est son oncle Assefa, parti en Israël il y a six ans.

Degu s’est installé à Gondar il y a dix-huit ans, décidé à suivre ses traces. Gondar, ville historique des « falashas » – littéralement « étrangers », terme utilisé pour désigner les juifs éthiopiens. Eux préfèrent le nom de « Beta Israel », « la maison d’Israël ». Ils refusent l’étiquette « falashmura », qu’ils jugent discriminatoire car elle implique une judéité controversée.

Une enquête pour éviter les fraudeurs

La mère d’Ambanesh Tekeba et son mari sont chrétiens. Cela n’empêche pas la jolie trentenaire de se considérer pleinement « Beta Israel » et de diriger ici la communauté HaTikva, « espérance » en hébreu. Elle rêve de voir Jérusalem, dont ses proches lui envoient des photos sur WhatsApp. Mais elle a été recalée pour l’alya.

Aucun de ceux qui restent ne comprend ce qui a cloché. Quand se sont-ils enregistrés à Gondar auprès de l’Agence juive, l’organisme semi-gouvernemental israélien chargé de faciliter l’alya ? Quand ont-ils reçu la carte d’identité plastifiée qui prouve qu’ils sont juifs, et que Degu agite comme une pièce à conviction ? A quoi sert-elle au juste ? Ils ne savent plus vraiment.

Sur toutes les lèvres, le récit est flou. Face à ce qui s’apparente à une machine administrative complexe, ces villageois, souvent peu éduqués, sont démunis. « Le seul moyen d’aller en Israël, c’est d’avoir de la famille là-bas. Plus personne ne peut s’enregistrer comme juif ici », explique Ambanesh. L’inscription sur les « listes » de juifs éthiopiens, gérées par l’Agence juive et le ministère israélien de l’intérieur, faisait l’objet d’une sorte d’enquête auprès de la communauté, pour éviter les fraudeurs.

Synagogue pleine à craquer

Ambanesh a encore du mal à digérer la fermeture de l’école et de la synagogue par l’Agence juive de Gondar en 2013. Tel Aviv venait d’annoncer la fin du cycle d’immigration des juifs éthiopiens. « Nous avons dû tout reconstruire et nous cotiser pour payer le loyer de la synagogue », relate la jeune femme : 27 500 birrs par mois (plus de 1 000 euros), l’équivalent de plus de deux années de salaire moyen ici.

Pourtant, ce matin d’août, la synagogue est pleine à craquer. Dans les salles attenantes au grand hall, de jeunes Israéliennes font la classe : un camp d’été. Un peu partout, des nuées de gamins, des garçons avec leur kippa, et des drapeaux israéliens qui pendent du plafond de tôle. Les enfants tendent la main, disent « shalom ». Certains exhibent leur cahier, montrent fièrement quelques mots griffonnés en hébreu, une colombe de la paix. Des gardes armés mais placides observent le tout depuis la porte. Sur le seuil, une mezouza, ce petit étui contenant un extrait de la Torah. C’est la seule du quartier.

Enmita l’effleure de la main en sortant de la synagogue. Son mari, Tigabu Birhanu, l’attend avec les enfants dans la pièce sombre qui leur sert de maison. Electricien à Jérusalem, il a pris deux mois de congés pour leur rendre visite. Depuis qu’il s’est marié il y a onze ans, Tigabu retourne à Gondar tous les neuf mois. Il n’y a plus qu’Enmita et les enfants ici. Le reste de la famille vit en Terre sainte.

Enmita n’est pas éligible à l’alya car sa mère est chrétienne. Cela n’a pourtant pas empêché ses sept frères et sœurs de quitter l’Ethiopie. Inexplicablement. Une sorte d’entité abstraite semble décider arbitrairement du destin de tous. Des histoires de familles éclatées, il y en par dizaines ici.

Aucune certitude

La question semble embarrasser le ministère israélien de l’alya et de l’intégration, joint au téléphone. « Nous sommes au fait de cette situation », commente le porte-parole, Elad Sivan. « Au cours des vingt dernières années, il y avait de nombreuses listes de juifs en Ethiopie. La mère pouvait être sur une liste mais pas ses enfants, le père sur une autre, un frère sur encore une autre… », admet-il.

L’éventuelle mise en œuvre de l’alya promise aux derniers juifs éthiopiens « devrait avoir lieu », mais sans grande certitude ni calendrier. « Cela relève, assure le porte-parole, de la compétence du bureau du premier ministre ». Qui, lui, renvoie vers le ministère.

« Enmita nous manque, et les enfants aussi », soupire Mekonnen Zeleka, le grand-père de Tigabu. Les enfants, il ne les connaissait pas jusqu’à présent. Il est venu de Jérusalem spécialement pour les voir. Le vieil homme enturbanné dans une écharpe de laine multicolore a les yeux remplis de tristesse.

« Aba, aba, atehid », répète-t-il. C’est ce que ses arrière-petits-enfants lui ont dit en s’agrippant à lui à la veille du départ… « Ne pars pas papy ! » Alors il a décidé de rester. « Je ne les reverrai peut-être plus. » En Israël, il devra se contenter de nouvelles par téléphone. Tigabu appelle trois fois par semaine. A 50 shekels (12 euros) l’heure de communication, c’est très cher.

Les habitants chrétiens de Wolleka, ancien village juif près de Gondar, n’ont, eux, pas de nouvelles de leurs anciens voisins juifs. Les derniers falashas sont partis en Israël il y a longtemps. L’endroit est un village-musée, attraction touristique mentionnée dans les guides. Il dégage une impression étrange, figée, comme un décor de théâtre abandonné.

La promesse d’une vie meilleure

Perchée haut dans le village, l’ancienne synagogue n’est plus qu’une maison morte où les étoiles à six branches s’écaillent sur les murs. Avant, les enfants chrétiens venaient à la porte observer les juifs prier. Un peu en dehors de Wolleka, l’ancien cimetière juif est à l’abandon, en bordure d’une rivière qu’il faut traverser à gué. A l’abri d’un muret de pierres noires, des tombes s’éparpillent dans une nature en friche. Quelque 1 500 morts sont enterrés là. Certains à même la terre, d’autres dans des tombes décorées d’étoiles de David, d’épitaphes en hébreu et en amharique.

Benyamin Nétanyahou n’est pas passé par ici lors de sa visite officielle en juillet. Il n’a pas non plus évoqué les 1 300 juifs éthiopiens qui devaient être rapatriés dès juin 2016. Ceux qui restent n’en idéalisent pas moins Israël, l’imaginant comme une terre bénie où ils seraient enfin chez eux.

Chalachew, le fils aîné de Degu, a dessiné une étoile à six branches sur sa main. Quand il sera grand, dit-il, il sera général de l’armée israélienne. L’alya, c’est aussi la promesse d’une meilleure vie, d’un « bon salaire », souligne son père. Ce qui peut déranger, en Israël, « certains hommes politiques influents qui voient l’immigration éthiopienne comme un fardeau économique », explique le député Neguise.

Les principaux intéressés, à Gondar, ont de toute façon l’habitude d’attendre, et d’espérer. Aucun d’eux ne semble avoir eu vent des problèmes qui attendent les Ethiopiens en Israël : chômage, racisme, violences policières régulièrement décriées par la communauté falasha, qui compte quelque 135 000 personnes dans le pays.

Ceux qui savent préfèrent fermer les yeux, comme Ambanesh : « Je ne pense pas que j’aurais une meilleure vie en Israël. Mais je veux y aller. » Elle ajoute : « Je suis juive ! » Comme une évidence. Dont elle doit pourtant persuader autrui.