Jérusalem, le pari de l’histoire

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LE MONDE | Par André Loez


Toute l’épaisseur d’une ville « asphyxiée par les mémoires » exposée dans un livre vif.

Ce énième livre d’histoire sur Jérusalem est aussi, en un sens, le premier : jamais, en effet, la ville n’avait fait l’objet d’un véritable travail qui l’étudie avec rigueur depuis ses origines, en sortant des clichés éculés sur la ville « trois fois sainte ». Dirigée par Vincent Lemire, auteur d’une belle thèse portant sur l’eau à l’époque contemporaine (La Soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire. 1860-1948, Publications de la Sorbonne, 2011), une petite équipe de chercheurs a donc fait le pari d’une lecture historique pour aborder Jérusalem autrement que comme une ville « éternelle », épithète simpliste propre à compresser le temps et à réifier les identités. Pari de l’histoire, donc, pour faire respirer une cité « asphyxiée par les mémoires », mais aussi choix du temps long, pour l’extirper de son destin contemporain, où elle sert de décor à d’inextricables conflits.

Le résultat est un livre vif, précis et maniable, d’une grande intelligence, qui délimite avec justesse les scansions chronologiques donnant à Jérusalem ses configurations successives : des premières implantations humaines à la conquête babylonienne (586 av. J.-C.), du rayonnement acquis par le Temple juif à sa destruction par Rome en 70 de notre ère, de la christianisation dans l’Antiquité tardive à la mainmise omeyyade puis abbasside, de la période des croisades à celle des Mamelouks puis à la « paix des Ottomans » – avant les guerres du XXe siècle et d’après. La séquence la plus récente, qui a vu la ville « entière et unifiée » proclamée capitale par Israël en 1980, sans effacer cependant son caractère à la fois binational et international, est restituée dans toute sa complexité. Et contre la tentation de lire ces différents moments comme autant d’épisodes d’un constant conflit religieux, les auteurs rappellent opportunément que, en 638 comme en 1187, c’est à la faveur de la conquête musulmane que le judaïsme put faire sa réapparition à Jérusalem.


Invraisemblable densité du sacré

Ce long parcours fait surtout sentir et comprendre toute l’épaisseur de cette ville palimpseste : si les murailles de la vieille ville actuelle datent du règne du sultan Soliman le Magnifique (1537-1540), le tracé de certaines rues remonte, lui, au plan de la colonie romaine d’Aelia Capitolina, fondée sous Hadrien (IIe siècle). Autre superposition, le dôme du Rocher des musulmans devient pour un temps le « Templum Domini » des chrétiens après leur prise de la ville lors de la première croisade (1099), suivant un principe de réemploi voire d’hybridation des lieux souvent attesté dans ces pages.

Ce dernier exemple illustre un autre fil directeur de l’ouvrage, l’invraisemblable densité du sacré dans l’espace hiérosolymitain, bien au-delà des « lieux saints » les plus célèbres que sont le mur des Lamentations, l’esplanade des Mosquées et le Saint-Sépulcre. Fondations pieuses, tombes, lieux de culte, d’étude et de prière juxtaposés et innombrables alimentent des flux incessants de pèlerins, mais aussi des tensions, des litiges, des querelles d’accès que les pouvoirs successifs, généralement lointains, doivent arbitrer.

Finalement, plus que les hommes et les femmes peuplant la ville, et qu’on ne fait souvent qu’entrevoir ici, ce sont bien les lieux qui figurent au cœur de ce beau travail. Les complexes enjeux religieux qui surdéterminent le destin de Jérusalem y sont toujours précisément situés, dans leur topographie et leur contexte propre, grâce notamment à un appareil de cartes inédites remarquablement réalisé. Belle réussite en vérité que de rendre aussi lisible la plus labyrinthique des villes.