Après trois semaines d’offensive, les rebelles syriens appuyés par les militaires turcs ont repris plusieurs villages aux milices kurdes. Pour l’armée turque, qui a perdu samedi onze soldats et un hélicoptère, cette opération militaire est à haut risque.
La voiture file le long d’un ruban de bitume, caressant un champ d’oliviers, avant de s’arrêter au passage d’un troupeau de moutons à quelques encablures de la Syrie. Soudain, c’est la guerre à travers le pare-brise: les convois militaires turcs, les avions de chasse qui égratignent le ciel et l’écho des tirs d’artillerie lourde sur les forces kurdes des YPG, positionnées à Afrine, de l’autre côté de la frontière.
Une guerre dans la guerre syrienne, aussi complexe que risquée, qui déborde chaque jour un peu plus sur le territoire turc: samedi, un hélicoptère turc a été abattu par les milices kurdes de Syrie à quelques kilomètres de ce paysage bucolique. Les deux soldats qui étaient dans l’appareil sont morts sur le coup. Trois semaines après le lancement de l’offensive «Rameau d’olivier», visant à déloger les milices kurdes de cette enclave syrienne, 25 militaires turcs ont déjà perdu la vie (dont 11 pour la seule journée de samedi). Les civils, aussi, sont rattrapés par le conflit: dans les villes frontalières de Kilis et Reyhanli, plusieurs personnes ont péri sous des tirs de roquettes en provenance de Syrie.
Dans ses discours, le président Erdogan est impassible. Les auteurs des tirs «vont payer le prix», a-t-il encore martelé ce week-end à Istanbul, lors d’un discours télévisé. Depuis le 20 janvier, date du début des opérations, il a fait de ce conflit une affaire de prestige national. Les soldats turcs, déclarait-il récemment, sont en train «d’écrire l’histoire» et feront de même «le long des frontières». Le message adressé aux Kurdes syriens est clair: pas question de les laisser unir les trois cantons d’Afrine, de Kobané et de Jazira en un bloc continu. L’offensive, qui vise à décourager les velléités indépendantistes des Kurdes de Turquie du PKK, ambitionne également de créer, côté syrien, une zone tampon permettant, à terme, aux réfugiés syriens (ils sont 3,5 millions en Turquie) de retourner dans leur pays.
La mise en garde vise aussi le Pentagone: le projet de former une force de gardes-frontières, composée en partie des YPG kurdes – soutenues par Washington dans sa guerre contre Daech, et considérées par Ankara comme une émanation du PKK – avait, dès le début du mois de janvier, provoqué l’ire de la Turquie. Désormais, les déclarations oscillent entre provocation et danger d’escalade: le vice-premier ministre turc, Bekir Bozdag, a averti que des soldats turcs pourraient prendre pour cible leurs homologues américains qui soutiennent les «terroristes». Les Turcs ont également prévenu qu’ils seraient prêts à pousser jusqu’au district de Manbij, où 2.000 commandos américains sont actuellement déployés aux côtés des YPG.
À ce jour, Ankara estime avoir «neutralisé» plus de 1.000 miliciens kurdes. Des informations invérifiables de source indépendante dans cette guerre de communication que se livrent la Turquie et les forces YPG. L’offensive turque, menée conjointement avec les rebelles de l’Armée syrienne libre, consiste en un pilonnage des positions YPG par l’armée turque, assorti d’une progression terrestre des combattants syriens, puis d’une prise de contrôle des parcelles reconquises.
«Nous avons libéré une vingtaine de villages frontaliers et repris plusieurs montagnes stratégiques comme Bursaya et Sarqaya», avance Abou Riad Hamadin, le porte-parole des quelque 25.000 rebelles syriens engagés dans l’opération «Rameau d’olivier». Engoncé dans sa tenue camouflage, il s’exprime sur Skype depuis Azaz, ville frontalière syrienne d’où est piloté l’essentiel des opérations militaires. À ceux qui lui reprochent de servir les intérêts turcs, il n’a qu’une réponse: «Nous n’avons qu’un objectif: récupérer les villes injustement occupées depuis deux ans par les forces YPG et aider les populations déplacées à rentrer chez elles afin de préserver l’unité de la Syrie».
La résistance kurde est féroce
Il fait référence aux 16 localités passées en 2016 sous le contrôle des milices kurdes, dont Tall Rifaat, au sud d’Afrine, après d’intenses bombardements russes. À l’époque, quelque 150.000 habitants (des populations arabes pour l’essentiel) avaient fui les combats pour se réfugier à Azaz, au nord. «Les Turcs nous assurent qu’ils entendent sécuriser la région et qu’ils n’ont pas l’intention de rester ici. Nous voulons les croire», poursuit-il. Pour l’heure, précise-t-il, «la coopération est excellente: au-delà de l’appui aérien, nous bénéficions de l’aide des forces spéciales qui nous accompagnent sur le terrain».
Mais la résistance est féroce. Et le paysage accidenté. «Les combattants YPG ont érigé des fortifications qui compliquent notre avancée. Sans compter tous ces tunnels qu’ils ont creusés dans les montagnes», ajoute Abou Riad Hamadin, pourtant habitué aux terrains difficiles: la plupart de ses hommes ont combattu contre Daech, notamment dans le cadre de l’opération «Bouclier de l’Euphrate», menée de pair avec la Turquie. Abdullah Khalil est l’un d’eux. À la tête d’un bataillon de 200 rebelles, il ne peut oublier «tous ces compagnons de combats tués à cause des attentats suicides djihadistes».
Si la bataille d’Afrine semble moins dangereuse, il faut pourtant compter avec le jusqu’au-boutisme des miliciens kurdes, eux aussi rodés à la guerre contre l’EI. «Ils utilisent des missiles TOW et disposent de nombreux tireurs embusqués», avance Abdullah Khalil. «Le temps, brumeux, n’est pas à notre avantage: il réduit la visibilité et complique encore plus la bataille, d’autant plus que nous voulons éviter les pertes civiles», poursuit-il, en accusant les forces YPG d’utiliser les civils comme boucliers humains. Sans pouvoir confirmer cette information, plusieurs sources contactées séparément évoquent, elles, la difficulté de fuir la région d’Afrine, à cause des prix exorbitants – environ 500 dollars par personne – réclamés par les passeurs.
Si cette bataille est si complexe, c’est qu’elle implique une multitude d’acteurs – notamment le régime de Damas, accusé de fournir de l’aide aux combattants kurdes, mais aussi la Russie. La semaine dernière, Moscou a freiné l’avancée des Turcs en bloquant pour quelques jours leur accès à l’espace aérien après qu’un de ses avions de chasse eut été abattu dans la province voisine d’Idlib. De ces différents enjeux dépendra la prise – ou pas – de la ville d’Afrine, située à plus d’une dizaine de kilomètres des combats actuels.
«Cette bataille urbaine pourrait s’avérer longue et très coûteuse pour Erdogan, vu le risque de confrontation avec les Russes, mais aussi les Américains. S’il veut sortir la tête haute, il pourrait être tenté de se contenter de contrôler la zone tampon, et laisser Assad reprendre le chef-lieu d’Afrine. Une façon de limiter les dégâts et de dire: “Regardez, je ne suis pas contre les Kurdes, je ne combats que le PKK”, afin de ménager son image à l’approche du scrutin présidentiel de 2019», estime une source diplomatique occidentale.