Emmanuel Navon: «Face à Poutine, l’Amérique va demander à ses partenaires de choisir leur camp»

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ENTRETIEN – Pour le chercheur franco-israélien, l’invasion de l’Ukraine par Poutine marque une rupture tectonique d’une ampleur comparable au 11 septembre 2001. L’événement, dit-il, va forcer les démocraties à revoir leur politique «d’équilibre» et «renforcer la démarcation entre démocraties et autocraties».

Emmanuel Navon est l’auteur d’une histoire diplomatique de l’État d’Israël («L’Étoile et le Sceptre», Éditions Hermann). Il était en France à l’occasion d’un grand colloque sur les accords d’Abraham au Sénat organisé par le réseau Elnet France.

LE FIGARO. – Comment évaluez-vous l’importance de la guerre de Poutine en Ukraine? N’est-ce pas un moment de rupture géopolitique aussi important que le 11 septembre 2001, dans l’histoire des relations internationales?

Emmanuel NAVON C’est un événement tectonique, qui se situe, en termes de rupture, au même niveau que le 11 Septembre ou que la fin de la guerre froide. On assiste au défi le plus évident pour l’ordre mondial, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait eu des attaques limitées très violentes dans le Caucase et en Crimée en 2014. Mais on assiste là à une tentative d’imposition d’un gouvernement pro-russe au moyen de la guerre. Poutine veut imposer un régime pro-russe dans les ex-Républiques soviétiques et ce n’est clairement pas fini. Il indique son intention de revenir sur la fin de la guerre froide.

En ce sens, Poutine a passé une ligne rouge, qui est regardée de très près par les Chinois à propos de Taïwan, et sans doute par d’autres. C’est un événement qui, au fur et à mesure que le temps passe, va forcer les démocraties à faire un choix. Prenez l’Inde, qui avait cherché à jouer un jeu d’équilibre pour préserver sa relation avec la Russie mais qui est très mal à l’aise. Je pense qu’on assistera de plus en plus à une séparation en deux camps, celui des autocraties et des démocraties. Les États-Unis demanderont de manière de plus en plus claire à leurs alliés s’ils sont avec eux.

L’Europe a-t-elle pris la mesure de cette rupture et partage-t-elle cette vision dichotomique?

Je le pense. Le discours d’Olaf Scholz a été de ce point de vue totalement inattendu. Si on fait la comparaison avec 2003, rappelez-vous le livre de Robert Kagan, Paradise and Power, dans lequel il soulignait que l’Amérique était restée dans l’histoire tandis que l’Europe partait dans la post-histoire. Ce n’est plus le cas! Poutine a réussi à complètement changer l’Europe. Même la Suède et la Finlande veulent entrer dans l’Otan. L’Allemagne parle d’augmenter son budget militaire et son aide à l’armement de l’Ukraine. Les Européens ne sont plus dans la naïveté de la vision de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire.

L’économie russe est une station essence, en dehors du gaz et du pétrole, elle ne produit rien

Emmanuel Navon

Le consensus qui semble émerger est que seule la défaite de la Russie en Ukraine permettra de revenir à une stabilisation du système européen.

Si ce régime n’est pas défait, ce sera le début de la fin, car si Poutine arrive à imposer ne serait-ce qu’une partie de ses vues, il ne s’arrêtera pas. Je connais la théorie selon laquelle il ne faut pas le pousser dans les bras des Chinois. Mais toutes les tentatives pour l’amadouer ont échoué car c’est l’Occident qu’il voit comme le problème central.

Poutine n’a donc pas eu besoin d’être poussé dans les bras des Chinois. Mais sa relation avec la Chine n’est pas un partenariat mais une vassalisation, car l’économie chinoise est dix fois plus grande que l’économie russe. Même l’armée russe ne pèse pas assez pour rééquilibrer la relation, on voit qu’elle n’a pas été capable d’aller jusqu’à Kyiv (Kiev, NDLR). Quant à l’économie russe, c’est une station-service. En dehors du pétrole et du gaz naturel, elle ne produit rien.

Poutine n’est-il pas néanmoins condamné à ce partenariat inégal, maintenant que les Européens coupent les ponts énergétiques?

Si, mais construire des gazoducs entre la Russie et la Chine prendra du temps. Poutine ne pourra pas se réorienter d’un coup, ce qui le plonge dans une situation précaire. L’énergie est vraiment que le secteur où il faut l’attaquer si on veut l’arrêter, c’est son talon d’Achille. La Russie est une économie à l’africaine. Si les Européens arrêtent d’importer, cela fera très mal.

Le président Zelensky a demandé de l’aide à Israël, mais le gouvernement israélien est resté en retrait. Une erreur?

Nous avons d’une certaine façon une frontière avec la Russie, car l’espace aérien syrien est contrôlé par les Russes et si demain ils actionnent leurs missiles anti-aériens, nous ne pourrons plus agir contre l’Iran en Syrie. C’est pour cela que les dirigeants israéliens restent discrets dans leur critique de Poutine. Les dirigeants israéliens ont néanmoins condamné clairement l’invasion, et depuis la découverte de crimes de guerre à Boutcha et ailleurs, Israël se mobilise sur le front humanitaire, même si on n’expédie pas de matériel militaire.

Je pense pourtant que le premier ministre Naftali Bennett se leurre sur Poutine, car nous avons des différences d’intérêt fondamentales avec la Russie. C’est elle qui a fourni la technologie nucléaire civile à l’Iran. À l’époque de la guerre froide, les Russes étaient nos ennemis directs, leurs pilotes se battaient en Syrie. De plus, le principal but de politique étrangère des Russes est de faire émerger un ordre mondial dans lequel notre principal allié, les États-Unis, est neutralisé.

À Kiev, on explore un scénario d’évolution «à l’israélienne», avec un modèle de sécurité qui inclurait un «dôme anti-aérien», une nouvelle stratégie militaire et un système d’alliances bilatérales. Comparaison pertinente?

Pas complètement car les Ukrainiens auraient besoin d’un type d’armée qui n’est pas le leur aujourd’hui. Si vous prenez Israël face au monde arabe des années 1970, on avait une supériorité numérique côté arabe, mais une supériorité qualitative côté israélien. Les Ukrainiens n’en sont pas encore là. Ils auraient besoin d’années de construction d’un instrument militaire très performant. La question se pose aussi de savoir à quel point les Américains et les Européens continueront à les aider à l’issue de la guerre.

Il est vrai que la nation ukrainienne est en train de se forger dans l’adversité

Emmanuel Navon

De même, Poutine sortira-t-il complètement du conflit, ou aurons-nous une guerre d’attrition? Tout cela n’est pas clair. Même si la menace russe a réussi à créer une solidarité nationale ukrainienne, cela reste encore assez éloigné de ce que l’on a en termes d’identité, de solidarité, de perception de la menace en Israël. De plus, la technologie israélienne joue aussi un grand rôle dans la supériorité d’Israël.

Mais il est vrai que la nation ukrainienne est en train de se forger dans l’adversité.

Quel est l’impact du conflit sur le Moyen-Orient? On voit la Russie retirer ses troupes de Syrie pour renflouer le front ukrainien.

La Russie est intervenue en Syrie, après le refus d’Obama de s’engager en 2013, c’était une opportunité de revenir dans le jeu international. Mais qu’a obtenu Poutine? Il a une Somalie sur les bras, sans les moyens de la rebâtir. Son message en 2013 était de dire aux Américains: vous ne comprenez rien. Vous faites tomber les dictateurs et en fin de compte on a les islamistes. Sauf que, au bout du compte, il a certes préservé Assad, mais la Syrie n’existe plus vraiment. Il y a encore des islamistes, et les Iraniens sont partout. Il a donc un boulet sur les bras mais ne parvient pas à faire comme les Chinois, qui disent aux Africains que leur modèle est meilleur que celui des Américains.

En Afrique, la Russie parvient à bouter les Français hors du Mali ou de Centrafrique, pour installer ses milices Wagner, mais il s’agit de formations de gangsters! Je ne pense pas que ce fonctionnement puisse représenter un pouvoir d’attraction à long terme. La Russie n’a pas les coffres des Chinois.

Certains observateurs de l’école réaliste affirment que la Russie est beaucoup plus soutenue dans le monde qu’on ne le dit en Occident. Chez les Indiens, les Sud-Africains. Volonté d’un monde multipolaire?

Il y a une volonté de maintenir l’équilibre du jeu diplomatique chez des pays comme l’Inde, qui dépend des énormes importations d’armes russes. Cette même circonspection est visible en Indonésie. Il y a aussi une volonté de jouer l’équilibre entre la Russie et les États-Unis pour préserver une indépendance, comme chez Erdogan. Mais la guerre d’Ukraine va limiter ce jeu.

Erdogan n’y parvient-il pas très bien?

Même Erdogan va se heurter à une limite, car son économie s’est effondrée. Les Américains lui disent qu’il faut choisir. Du coup, il change de discours vis-à-vis d’Israël aussi, car il est dans un piège économique. Les pays vont devoir faire un choix. Notez que ceux qui se sont alignés sur Poutine à l’Assemblée générale de l’ONU, sont surtout des États faillis à part la Chine et l’Inde. Si vous regardez les votes abstentionnistes africains et latino-américains, ils sont liés à des intérêts économiques, car ils ont peur de représailles commerciales russes. Mais plus l’économie russe va s’effondrer, plus ce camp sera fragilisé. On le voit avec Erdogan, qui ne peut plus jouer ce double jeu.

Cela ne montre-t-il pas que la puissance économique américaine reste un facteur colossal des relations internationales, malgré la crise démocratique?

L’Amérique reste très puissante en effet, l’idée des Chinois sur le déclin américain a été exagérée. On assiste certes à une radicalisation de la scène politique. Mais le fait que le système américain ait réussi à survivre à Donald Trump montre que les institutions restent solides. L’Administration américaine s’est aussi révélée solide dans la gestion de la crise ukrainienne.

Les États-Unis doivent néanmoins donner des contreparties en échange du réalignement et de la rupture avec la Chine et la Russie qu’ils appellent de leurs vœux. Prenons-le cas de l’Australie qui pendant la crise du Covid avait clairement exigé une commission d’enquête sur les origines du virus, subissant du même coup des rétorsions chinoises. On a vu les Américains, à l’époque de Trump, se substituer alors aux Australiens pour vendre du charbon à la Chine! Le moins que l’on puisse dire est que cela ne représente pas une politique cohérente. Si on veut un front occidental, il faut l’assumer aussi à Washington.