Renaud Girard: «Peut-on empêcher une bombe iranienne?» (Le Figaro)

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CHRONIQUE – C’est un pays encore traumatisé par la massive agression irakienne de 1980, que le Conseil de sécurité de l’ONU n’avait même pas daigné constater. C’est un État avec lequel il n’est pas facile de négocier.

Dans leur première conversation stratégique, qui s’est tenue par téléphone le 24 janvier 2021, le président français et le nouveau président américain ont longuement abordé le dossier iranien. Ils veulent faire baisser les tensions au Moyen-Orient et offrir à la région une stabilité qui lui manque depuis la calamiteuse invasion anglo-saxonne de l’Irak en 2003.

Aujourd’hui, le principal – mais non le seul – facteur potentiel d’instabilité régionale est la théocratie iranienne. C’est un régime fier, susceptible, méfiant, compliqué, soumis intérieurement à toutes sortes de surenchères nationalistes. C’est un pays encore traumatisé par la massive agression irakienne de 1980, que le Conseil de sécurité de l’ONU n’avait même pas daigné constater. C’est un État avec lequel il n’est pas facile de négocier.

Emmanuel Macron et Joe Biden sont convenus qu’il y a, dans la conduite du dossier iranien, deux gouffres à éviter, car menant à une déstabilisation accrue de la région. Le premier est celui d’un Iran se dotant de la bombe atomique. Le second est celui d’une attaque israélienne contre les installations nucléaires iraniennes – l’histoire récente ayant prouvé que les guerres préventives se révélaient souvent contre-productives dans leurs conséquences régionales à moyen et long terme.

Pourquoi la Perse n’aurait-elle pas le droit de se doter d’armes nucléaires, alors qu’elle est entourée d’acteurs en disposant, la Russie au nord, le Pakistan à l’est, Israël à l’ouest, la marine américaine au sud? Les Occidentaux, les Russes et les Chinois, qui sont de facto les parrains du traité de non-prolifération nucléaire savent qu’une bombe atomique iranienne signifierait la fin du TNP (dont l’Iran est signataire). Dans la région, on verrait au moins quatre puissances lancer sur le champ leurs propres programmes nucléaires militaires: la Turquie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite – à laquelle les Pakistanais doivent la bombe, car elle a jadis financé en partie leur programme nucléaire militaire.

Le problème est que les Iraniens ont été échaudés par l’échec du traité de Vienne de juillet 2015, en raison de sa dénonciation par la présidence Trump

Or, comme on l’a vu lors des crises de Cuba de 1962 et du Cachemire de 2002, le jeu nucléaire est déjà un jeu risqué quand il se joue à deux et qu’il est censé obéir au principe de l’«équilibre de la terreur». Au-delà de deux joueurs, nous avons une croissance exponentielle du risque d’un déclenchement nucléaire accidentel, résultant d’une mauvaise interprétation des intentions, des gestes ou des réactions d’une ou de plusieurs puissances, jugées ennemies. Alors, que dire d’un jeu nucléaire régional où les acteurs seraient au nombre de quatre, voire de six? C’est un jeu beaucoup trop dangereux, que les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU ont raison de vouloir empêcher. Attachée au multilatéralisme, la nouvelle Administration Biden s’engagera pour faire respecter le TNP, comme elle s’est déjà engagée pour le désarmement, avec sa proposition de prolonger pour cinq ans le traité New Start avec les Russes, proposition bien accueillie à Moscou.

Le problème est que les Iraniens ont été échaudés par l’échec du traité de Vienne de juillet 2015, en raison de sa dénonciation par la présidence Trump.

Ce traité, qui avait été négocié pour le compte des États-Unis par John Kerry, suspendait le programme d’enrichissement d’uranium iranien en échange d’un retrait des sanctions commerciales frappant l’économie iranienne. Les gardiens de la révolution, les durs du régime, estiment en leur for intérieur qu’avoir la bombe offre une garantie de survie au régime et constitue une condition indispensable pour rouvrir un dialogue d’égal à égal avec l’Amérique. Voilà pourquoi ils poussent actuellement à la production d’uranium métal, dont l’usage final ne peut qu’être militaire.

Les modérés (dont font partie le président Rohani et le ministre des Affaires étrangères Zarif) jugent que l’économie est prioritaire et qu’il faut tout faire pour obtenir la levée de sanctions qui empêchent l’Iran de vendre son pétrole sur les marchés internationaux. Heureusement pour les négociations futures, la doctrine officielle de l’Iran demeure le rejet de l’arme nucléaire.

À la suite d’Obama, qui avait tendu un rameau d’olivier à l’Iran en mars 2009, Macron et Biden aimeraient ramener l’Iran dans le concert des nations, pour lui faire jouer un rôle de stabilisateur du Moyen-Orient et non plus de trublion. Le grand jeu du «give and take» avec les Iraniens va donc commencer. Les deux présidents occidentaux leur diront en substance: «Renoncez à votre pouvoir de nuisance militarisée et nous vous aiderons à redevenir la grande puissance commerciale entre Moyen-Orient et Asie.»

Pour que la négociation réussisse il faudra non seulement du doigté de la part de l’Amérique et de la France, mais aussi de la souplesse de la part du guide suprême de la révolution iranienne. C’est dire à quel point son issue demeure incertaine.