Ran Halévi: «Le programme nucléaire iranien, ce périlleux dossier qui attend Joe Biden» (Le Figaro)

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CHRONIQUE – Seules de nouvelles négociations avec Téhéran, assorties d’un maintien des sanctions américaines, pourrait freiner l’obtention de l’arme nucléaire, argumente l’historien*.

L’un des premiers dossiers qu’aura à traiter la nouvelle Administration américaine est celui du nucléaire iranien. Joe Biden a toujours dit son intention de réintégrer l’accord de 2015 (sur le nucléaire iranien, signé par l’Iran, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, l’Allemagne et l’UE, NDLR) dont le gouvernement Trump s’est retiré par la suite. Ce n’est assurément pas pour lui faciliter la tâche que, le 25 novembre dernier, près de Téhéran, un des pères du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh, a été assassiné, apparemment par des agents israéliens. Le choix du moment ne devait rien au hasard. En guise de bienvenue, le gouvernement de Jérusalem offrait au président élu plutôt un cadeau empoisonné.

Les bienfaits stratégiques de cette élimination paraissent cependant aussi incertains que ses bénéfices politiques. La mort de ce physicien n’est pas de nature à altérer le programme nucléaire iranien. Depuis le retrait américain et malgré des sanctions très lourdes, l’Iran a repris l’enrichissement d’uranium dont les stocks aujourd’hui sont douze fois supérieurs au niveau autorisé dans l’accord de 2015, ce qui écourte un peu plus le délai d’accès à l’arme nucléaire. Et le 4 janvier, autre cadeau de bienvenue, son gouvernement a annoncé l’accélération de l’enrichissement à 20 %, qui permettrait d’écourter un peu plus encore ce délai.

Quant à la pratique des assassinats ciblés, elle n’est pas toujours aussi payante, comme l’observent des chercheurs de l’Institut des études stratégiques de Tel-Aviv. L’élimination par les Américains, il y a un an, de Qassem Soleimani, commandant charismatique des gardiens de la révolution, n’a rien changé aux agissements des pasdarans à travers le Moyen-Orient. Et la campagne d’assassinats des scientifiques iraniens liés au projet nucléaire n’a en rien affaibli la détermination du régime de le poursuivre.

L’exportation de brut a baissé de trois quarts, le PIB a chuté, la monnaie nationale s’est effondrée, l’inflation s’envole

Beaucoup plus efficaces ont été les opérations clandestines de sabotage contre les installations iraniennes, les cyberattaques, la destruction ou la dégradation des centrifugeuses. Telle l’explosion mystérieuse en juillet dans le site de Natanz, qui aurait permis de retarder d’au moins deux ans le programme iranien. Mais la contribution la plus décisive pour éloigner le régime des mollahs de la bombe reste – à la suite des sanctions occidentales – l’accord de 2015 qui prévoyait le gel du programme nucléaire pendant au moins dix ans et des inspections régulières très intrusives par les agents de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Le retrait américain de l’accord en 2018 et la «stratégie de pression maximale» adoptée par M. Trump n’ont pas porté les fruits escomptés. Ils ont infligé pourtant aux Iraniens de redoutables épreuves: l’exportation de brut a baissé de trois quarts, le PIB a chuté, la monnaie nationale s’est effondrée, l’inflation s’envole. Mais le pays a tenu et les durs du régime ont vu leurs positions se conforter: on verra ce qu’il en est aux élections de juin prochain à la présidence de la République islamique. Toujours est-il que l’Iran est plus près de la bombe qu’il n’a jamais été.

Ce qui préoccupe bien davantage les autorités iraniennes c’est la coopération stratégique et militaire que l’État hébreu est en train de nouer avec les États du Golfe sous les auspices de Washington et avec le soutien de l’Égypte: une coalition propre à dissuader Téhéran de s’en prendre aux monarchies sunnites comme il l’a fait en septembre 2019 en attaquant aux missiles de haute précision les champs pétroliers saoudiens.

Entamer ces épineuses négociations par des concessions préliminaires n’en constitue pas la meilleure garantie de succès

L’exécution de M. Fakhrizaden avait pour seul résultat tangible de provoquer inutilement les Iraniens – en révélant, il est vrai, une fois encore, le degré de pénétration de leur système de sécurité par certains services étrangers. Pour l’instant, ils se sont contentés de menaces verbales, puis d’un vote du Parlement réclamant l’accélération du programme nucléaire et l’arrêt des inspections. La République islamique est un État voyou mais qui agit avec précaution. Ses dirigeants savent que toute riposte visant des cibles israéliennes pourrait déclencher une chaîne de représailles incontrôlables. Mais il leur est arrivé quelquefois de franchir le pas. Le gouvernement Nétanyahou ne pouvait l’ignorer en autorisant cette élimination. C’était courir inconsidérément le risque d’une escalade généralisée.

Et rien ne dit non plus que cette opération essentiellement politique puisse modifier les priorités de l’équipe Biden. Au contraire. Si le président élu et son entourage ont préféré garder le mutisme après l’attentat, des élus démocrates et d’anciens hauts responsables du renseignement ont réagi avec une virulence sans précédent. «C’est un acte criminel irresponsable qui menace de dégénérer en conflit régional», a déclaré John Brennan, l’ancien directeur de la CIA. On pouvait entendre les mêmes jugements, sinon le même langage, dans les milieux du renseignement en Israël.

Apparemment, M. Biden s’en tient aux positions définies pendant la campagne présidentielle: si l’Iran cesse de violer l’accord de 2015, la nouvelle Administration va le réintégrer en levant les sanctions imposées par M. Trump ; et en engageant des négociations avec Téhéran visant trois priorités: rallonger la durée des restrictions sur la production par les Iraniens des matières fissiles (l’accord de 2015 les limite à quinze ans) ; discuter la politique subversive du régime islamique au Proche-Orient ; et surtout, brider son programme très avancé de missiles balistiques, qui menace la stabilité régionale et dont les Saoudiens ont pu vérifier la portée.

Le gouvernement iranien a déjà prévenu qu’il se refuserait à toute renégociation de l’accord nucléaire, pas plus qu’il n’entend tempérer ses agissements au Liban, en Irak, en Syrie ou à Gaza. C’était prévisible. Ce qui l’était moins, c’était de voir M. Biden accepter à l’avance d’abandonner les sanctions américaines, seule carte susceptible d’inciter Téhéran à plus de flexibilité. Entamer ces épineuses négociations par des concessions préliminaires n’en constitue pas la meilleure garantie de succès.