Placé en dehors de l’accord nucléaire de juillet 2015, il inquiète Israël et les pays du Golfe.
Depuis l’élection de Joe Biden un bras de fer oppose Washington et Téhéran sur l’opportunité et la manière de faire revivre le JCPOA, l’accord sur le nucléaire iranien, quitté par Donald Trump et violé par la République islamique. Arbitré par les Européens et notamment par les Français, qui ont endossé un rôle de médiateur, ce rapport de force diplomatique ne dispose que d’une maigre fenêtre d’opportunité pour aboutir, avant l’élection présidentielle iranienne le 18 juin.
Mais, d’ores et déjà, son éventuel succès est remis en cause par le spectaculaire développement du programme balistique iranien. Pour Israël et pour les pays du Golfe, la prolifération des missiles au Moyen-Orient est devenue une menace existentielle, au même titre que le programme nucléaire. À tel point qu’elle pourrait entraver la reprise des négociations entre Washington et Téhéran.
Le 15 mars dernier, la télévision iranienne a montré les images de la nouvelle «cité missile» des gardiens de la révolution, les soldats d’élite de la République islamique, qui dépendent directement du guide suprême Ali Khamenei. Derrière ses hauts murs en ciment, la base abrite des missiles balistiques et de croisière, ainsi que des équipements sophistiqués de guerre électronique. La nouvelle «cité» vient s’ajouter aux bases de missiles souterraines construites le long des côtes du Golfe sous l’autorité des pasdarans, les gardiens de la révolution.
Placé en dehors de l’accord nucléaire de juillet 2015, le programme balistique iranien, devenu la pierre angulaire de la politique régionale de Téhéran, s’est renforcé rapidement. En quelques années, l’arsenal iranien a été décuplé. Les missiles sont devenus plus précis. Leur portée a été allongée. Un projet envisage même de l’étendre jusqu’à 10.000 kilomètres, jusqu’à menacer les grandes villes américaines. La technologie s’est aussi améliorée, puisque l’Iran a récemment annoncé avoir testé avec succès des missiles à combustible solide, plus rapides à utiliser. Téhéran envoie régulièrement des satellites dans l’espace, via des fusées de lancement de plus en plus sophistiquées. Depuis l’accord nucléaire de 2015, l’Iran a en outre testé plus de trente missiles capables de porter des têtes nucléaires, en violation d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU accompagnant le JCPOA.
Ligne rouge
Plus inquiétant, l’Iran transfère massivement ces nouvelles technologies et ces missiles de précision aux groupes armés qui lui sont affiliés dans la région: le Hezbollah libanais, les rebelles houthistes du Yémen, les milices chiites en Irak, et le régime de Bachar el-Assad en Syrie. «La région fourmille d’acteurs non étatiques soutenus par des États dont ils partagent l’idéologie, qui bouge d’un pays à l’autre et d’un front à l’autre. Le modèle iranien est aujourd’hui en train d’être copié par d’autres pays, notamment la Turquie, qui utilise des miliciens syriens en Libye, et par la Russie avec ses mercenaires de Wagner. Il s’est généralisé au Moyen-Orient. Et ce qui m’inquiète, c’est qu’aucune puissance n’est capable d’empêcher que le chaos se répande», résume Ghassan Salamé, ancien envoyé spécial de l’ONU en Libye, dans une conférence pour l’Institut Montaigne. Il ajoute: «Quand on a de l’argent au Moyen-Orient, on peut tout acheter. On a ouvert la boîte de Pandore avec l’intervention en Irak en 2003 et on n’a pas réussi à la refermer.»
En 2018 et en 2019, des attaques ont été menées depuis le Yémen et depuis l’Irak par des missiles et des drones suicides contre des infrastructures saoudiennes. Le Hezbollah peut désormais viser avec une très grande précision ses cibles en Israël. «Le transfert de technologie et de missiles aux affidés de l’Iran est en train de déstabiliser toute la région. C’est devenu le sujet le plus crucial», explique Uzi Rubin, spécialiste israélien des systèmes de missiles au Moyen-Orient. L’activité est devenue la chasse gardée des gardiens de la révolution, qui aident, financent et équipent les groupes non étatiques opérant sous le patronage de Téhéran. «Le but de l’Iran, poursuit le spécialiste israélien, est de permettre à ces organisations d’avoir une capacité de production indépendante dans leur pays, sans être à la merci des livraisons iraniennes, afin d’être moins vulnérables aux frappes israéliennes.» Avec les nouvelles violations de l’accord nucléaire, cette «décentralisation» de l’industrie d’armement iranienne dans les pays du Moyen-Orient a été au cœur de la visite du président israélien en Europe cette semaine.
On risque de se retrouver dans la situation de 2012, quand Israël avait demandé à l’ONU de fixer une ligne rouge à l’Iran
Sima Shine, responsable du programme Iran à l’Institut des études de sécurité nationale de Tel-Aviv
C’était l’une des faiblesses du JCPOA: l’accord signé entre l’Iran et la communauté internationale n’intégrait pas le programme balistique iranien. Il est pourtant intimement lié au sujet nucléaire parce qu’il faut, pour transporter une bombe, des lanceurs puissants, et parce qu’un Iran doté de la bombe nucléaire changerait profondément la donne en offrant un parapluie aux mandataires de Téhéran dans la région, qui n’auraient plus de limites à leur action. La possibilité d’ajouter les questions balistiques et régionales aux futurs pourparlers destinés à faire revivre le JCPOA a été évoquée par Washington et par les capitales européennes. Pour Joe Biden comme pour l’Élysée, le retour du JCPOA n’est que le point de départ pour négocier des engagements «plus forts et plus durables», à la fois dans le domaine nucléaire, dans celui de la balistique et au regard de l’influence régionale. Téhéran a pour l’instant fait de la question balistique une ligne rouge. Le programme iranien «n’est pas négociable», a affirmé son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif. Israël n’y est pas non plus favorable.
«Le gouvernement israélien considère qu’il ne faut pas alourdir l’agenda avec d’autres sujets que le nucléaire. En même temps, si les Américains et les Iraniens s’entendent pour revenir dans le JCPOA et que les sanctions sont levées, pourquoi Téhéran accepterait-il de discuter du reste?» s’interroge le général de réserve Mike Herzog, expert du Washington Institute. Entre la pression maximum de Donald Trump, qui a produit le contraire de l’effet escompté, puisqu’elle a accéléré le programme nucléaire iranien, et le retour au JCPOA de 2015, sans tenir compte, ni des avancées nucléaires et balistiques iraniennes, ni des changements régionaux, sa préférence va à la négociation, sous la pression, d’un accord plus solide. La question des missiles pourrait être résolue, elle, par une nouvelle résolution du Conseil de sécurité de l’ONU.
Si le statu quo se poursuit, la question des frappes israéliennes pourrait bien un jour faire son retour. «On risque de se retrouver dans la situation de 2012, quand Israël avait demandé à l’ONU de fixer une ligne rouge à l’Iran» sur son programme nucléaire, explique Sima Shine, responsable du programme Iran à l’Institut des études de sécurité nationale de Tel-Aviv, dans une table ronde de l’association EIPA. Les sanctions, les opérations secrètes, comme les cyberattaques, et la diplomatie assortie d’une menace d’option militaire pourraient, selon elle, faire avancer le dossier tout en évitant la guerre.
«Le JCPOA a peut-être réduit les menaces potentielles pour l’Europe et les États-Unis, mais il a augmenté celles contre Israël et les pays du Golfe», analyse un expert du dossier. «La manière dont les Américains rentreront dans l’accord nucléaire, poursuit-il, les exigences et les changements qu’ils décideront ou non de lui apporter feront du Moyen-Orient, dans les années qui viennent, une région plus stable ou au contraire encore plus chaotique qu’aujourd’hui.»