«Périscope» N° 29: Iran-Israël, les ressorts d’une guerre secrète (Philippe Gélie – Le Figaro)

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Un regard à 360° sur la scène internationale, par Philippe Gélie.

Qu’est-ce qui se trame au Moyen-Orient ? Guerres secrètes, nouvelles alliances, calculs politiques… La transition en cours aux États-Unis entre Donald Trump et Joe Biden pousse les acteurs régionaux à avancer leurs pions sur un échiquier complexe, dans une partie à très hauts risques.

Iran-Israël, les ressorts d’une guerre secrète

Assassinats ciblés. Vendredi 27 novembre, Moshen Fakhizadeh, désigné comme « le père de la bombe atomique iranienne », est tombé dans un guet-apens sur une route près de Téhéran. Les scénarios rocambolesques de l’attaque – l’explosion d’un camion piégé suivie du mitraillage de sa voiture, soit par une escouade de snipers, soit par une mitrailleuse télécommandée – relèvent en eux-mêmes du roman d’espionnage. La mort du scientifique a été aussitôt attribuée à Israël, qui n’a rien fait pour démentir. Le Mossad avait éliminé plusieurs responsables du programme nucléaire iranien au début de la décennie, avant que l’Administration Obama n’y mette le holà pour négocier l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA). En 2018, Fakhizadeh avait été ciblé par le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, disant : « Retenez bien ce nom ». L’été dernier, un dirigeant d’al Qaïda a été assassiné dans les rues de Téhéran. En janvier de cette année, le général de la Force al-Qods Qassem Soleimani a été tué en Irak par un drone américain.

Le 30 avril 2018, Benyamin Nétanyahou avait dénoncé le programme nucléaire iranien en désignant nommément le scientifique tué le 27 novembre 2020. AHIKAM SERI / AFP

Quelle riposte ? Les failles sécuritaires qui ont permis ces éliminations en série constituent une humiliation pour le régime des mollahs, prompt à réprimer sa propre population, et plus encore pour les Gardiens de la révolution, censés protéger la théocratie chiite. Un vif débat déchire donc les « durs » et les « modérés » sur le choix de la riposte, à sept mois d’une élection présidentielle cruciale. On se souvient que la réponse apportée à l’assassinat de Soleimani avait d’abord tourné au fiasco sanglant, Téhéran étant contraint d’admettre qu’un de ses missiles avait abattu un Boeing d’Ukraine International Airlines avec 176 personnes à bord. Puis le « Guide » Ali Khamenei avait ordonné des représailles militaires millimétrées pour éviter une escalade avec les États-Unis – des tirs de missiles sur des bases américaines en Irak qui n’avaient fait que des blessés légers.

Avec ses supplétifs en Irak, au Yémen, en Syrie et au Liban, avec ses relais terroristes du Hezbollah et du Hamas et avec son arsenal de missiles et de vedettes rapides, l’Iran ne manque ni de moyens d’action, ni de cibles – du Golan au Golfe et à la Méditerranée.

Les pièces du puzzle. Mais il n’est pas difficile pour les mollahs de flairer un piège.

• Cinq jours avant l’élimination de Fakhizadeh, Nétanyahou a effectué une visite inédite et à demi secrète en Arabie saoudite pour s’entretenir avec le prince héritier Mohammed Ben Salman, dit « MBS ». Sans avoir encore formalisé leurs relations – contrairement à d’autres monarchies du Golfe – les deux pays partagent la même hostilité envers l’Iran et une prédilection pour l’Administration de Donald Trump à Washington. Celle-ci vivant ses derniers jours, quel meilleur moment pour pousser Téhéran à la faute ?

• Le président américain, qui s’emploie à créer partout des « faits accomplis » irréversibles afin de réduire les marges de manœuvre de son successeur, pourrait avoir donné son feu vert à l’opération du Mossad et promis d’intervenir en cas de représailles iraniennes. Son secrétaire d’État, Mike Pompeo, avait rendu visite à Nétanyahou quelques jours plus tôt. La stratégie de « pression maximale » ayant échoué à faire plier le régime, Trump caresserait l’idée, selon son entourage, d’achever son mandat par un feu d’artifice (des tirs de missiles contre des cibles en Iran), torpillant du même coup les chances de Joe Biden de ressusciter l’accord nucléaire de 2015… Le 45è président n’est certes pas homme à envahir l’Iran, mais des frappes à distance sont un mode opératoire qui lui convient (on l’a vu en avril 2017 en Syrie).

• La rencontre MBS-Bibi s’emboîte aussi dans ce puzzle : en septembre 2019, l’Arabie fut visée par des frappes dévastatrices sur ses champs pétroliers d’Abqaïq et de Khuraïs, manifestement en provenance d’Iran ; un an plus tard, deux de ses aéroports ont été attaqués par des drones iraniens manœuvrés par les rebelles houthis du Yémen. Ce serait donc la moindre des choses que Nétanyahou prévienne MBS d’une opération programmée contre Fakhizadeh, afin qu’il puisse préparer son pays à d’éventuelles représailles.

Les funérailles de Moshen Fakhizadeh , le 30 novembre à Téhéran. WANA NEWS AGENCY / VIA REUTERS

Les objectifs de cette guerre de l’ombre. « Il ne faut pas revenir à l’accord nucléaire » déchiré par Trump en mai 2018, a déclaré Nétanyahou dès l’annonce de la victoire de Joe Biden. L’élimination d’un scientifique ne pourra suffire à neutraliser le programme nucléaire iranien, mais elle promet de compliquer la reprise du dialogue diplomatique. « C’est son but principal », a estimé sur Twitter Mark Fitzpatrick, ancien expert du département d’État. Si les Iraniens ripostent, donnant un prétexte à Trump pour des frappes, cette perspective s’éloignera encore plus. Et faute de relance du JCPOA, les sanctions qui pèsent très durement sur l’Iran seront maintenues, comme le souhaitent ses ennemis coalisés (de fait, c’est contre Téhéran qu’Israël et les monarchies du Golfe ont entamé leur rapprochement).

Ce calcul reste-t-il pertinent si Téhéran parvient à contenir ses éléments radicaux et fait preuve de patience stratégique ? Son programme nucléaire, qui n’a pas été stoppé par les sanctions, pourrait s’enterrer encore plus profond dans la clandestinité et les bunkers du régime, hors de portée des bombes américaines. La stratégie d’Israël se révélerait alors contre-productive.

« Depuis deux décennies, nous avons été obsédés par l’arme fatale de l’Iran, mais c’est la prolifération de ses milliers de petites armes intelligentes qui lance une vraie menace immédiate à ses voisins. »

Karim Sadjapour, du Carnegie Endowment for International Peace, dans le <i>New York Times</i>.

Thomas Friedman, dans le New York Times , a toutefois une autre explication. Plus que la bombe atomique, dont les mollahs ne se serviraient pas « parce qu’ils ne sont pas suicidaires », ce qui inquiète surtout l’état-major de Tsahal, ce sont les nouveaux missiles iraniens à guidage de haute précision, qui auraient montré leur efficacité sur les champs pétroliers d’Arabie en septembre 2019. Distribués aux supplétifs de Téhéran au Liban, en Syrie, en Irak et à Gaza, ils mettraient en péril comme jamais les infrastructures israéliennes. « C’est pour ne pas se retrouver encerclé par ces missiles guidés qu’Israël livre une guerre de l’ombre à l’Iran depuis cinq ans », écrit Friedman.

Le véritable objectif d’Israël serait donc d’empêcher, voire de saboter, toute reprise des discussions nucléaires par l’Administration Biden sans qu’y soient incluses d’emblée les armes balistiques iraniennes. Plutôt pas d’accord – et la poursuite des sanctions – qu’un accord limité à la quête atomique de l’Iran et qui ferait l’impasse sur son potentiel de déstabilisation de tout le Moyen-Orient.