Pour la première fois dans l’histoire de la crise nucléaire iranienne, Israël tempère ses alliés occidentaux, affirmant que Téhéran est encore loin d’obtenir l’arme nucléaire.
Deux ans ou quelques mois ? Combien de temps faudrait-il à l’Iran pour se doter d’une arme nucléaire ? Depuis début avril, un sablier invisible coule au-dessus des têtes des experts réunis dans les négociations internationales de Vienne, sous les lambris austro-hongrois du Grand Hôtel. Pour les envoyés américains de Joe Biden, il y a urgence. La sortie des Etats-Unis de l’accord de 2015, actée par Donald Trump en 2018, a incité les Iraniens à se libérer de leurs obligations depuis le printemps 2019. Le renseignement américain laisse entendre qu’il faudrait désormais à Téhéran entre trois et six mois pour obtenir une bombe.
Voire. A Jérusalem, le gouvernement israélien ne cesse de tempérer. Pour la première fois dans l’histoire de la crise nucléaire iranienne, Israël incite à la patience. Selon ses diplomates, les sanctions économiques démultipliées par l’administration Trump en fin de mandat font souffrir l’Iran comme jamais. Et le programme nucléaire iranien n’avance pas si vite. Depuis début 2020, le renseignement militaire du pays estime publiquement qu’il faudrait deux ans à Téhéran pour fabriquer une bombe, et que le régime n’a pas encore choisi de sauter le pas.
Attaque de grande ampleur
Cette patience israélienne ne cesse d’interroger. Que l’on permette un détour personnel : j’ai débuté dans le journalisme en Iran, en 2006. Le site nucléaire de Natanz, situé le long d’une route montagneuse et désertique, près d’un village prisé des touristes, inquiétait déjà les chancelleries occidentales, depuis la révélation en 2002 de sa construction. Au fil de mes allers-retours dans le pays, le sujet devenait une blague avec mes amis iraniens : Téhéran était toujours à quelques mois d’obtenir la bombe. Israël menaçait sans cesse de frapper les sites nucléaires. C’était toujours pour l’été.
En 2007, le ministre de la défense Ehoud Barak transmettait l’ordre écrit à l’état-major de développer des plans en vue d’une attaque de grande ampleur. Le premier ministre, Ehoud Olmert, privilégiait cependant de discrets échanges de renseignement avec l’administration américaine, et lançait le programme de sabotage des sites iraniens Stuxnet. Puis, dès 2009, son successeur, Benyamin Nétanyahou, entrait en croisade contre la menace iranienne. « Il en avait fait la mission de sa vie », dit son conseiller à la sécurité nationale d’alors, Uzi Arad.
Jusqu’en 2012, MM. Nétanyahou et Barak agitent la menace de frappes contre l’Iran. Ils défient l’administration Obama, contribuant peut-être, sans le vouloir, à accélérer les négociations qui mèneront à l’accord nucléaire de 2015. « Le temps, c’est notre affaire », dit M. Arad. Cet ancien du Mossad se targue d’avoir introduit M. Nétanyahou à la menace nucléaire iranienne. Il a estimé par le passé que ces sites auraient pu être frappés au début des années 2000, lorsqu’ils demeuraient embryonnaires. « L’accord de 2015 était par essence un compromis sur le temps, rappelle-t-il. Pour Obama, il a permis de ramener les Iraniens de quelques mois à un an de distance, avant qu’ils n’accumulent la matière fissile nécessaire à la fabrication d’une bombe. »
Calculs complexes
Ce calcul se base sur un concept, le « breakout time », le délai théoriquement nécessaire pour accumuler la « quantité significative » (QS) de 25 à 30 kg d’uranium enrichi à degré militaire (90 %) nécessaire pour fabriquer une première bombe. Les experts du nucléaire l’ont adopté durant la crise iranienne, afin de mesurer son urgence. Si les Israéliens allongent aujourd’hui leurs estimations, c’est qu’ils ont choisi d’abandonner ce concept.
Ils ne cessent de le répéter : en 2015, les Iraniens ont accepté de réduire leur stock d’uranium enrichi à 3,67 % à 300 kg. Rien ne les empêche de faire de même après un nouvel accord. « La question c’est à quel point sont-ils prêts pour le reste : l’armement d’un missile capable de porter la bombe, la construction et les tests ? », s’interroge M. Arad. Cette interrogation impose une cascade de calculs complexes, dont le patron de l’Institut pour les études de sécurité nationale (INSS) israélien, Amos Yadlin, résumait les paramètres en janvier.
Téhéran veut-il une première bombe ou un arsenal opérationnel de cinq engins, ou bien une gamme adaptée à diverses plate-formes de lancement ? En dépit de la prolifération de technologies à « double usage » (civil et militaire), le renseignement américain affirme, selon M. Yadlin, que la conception d’un tel armement nécessiterait un à deux ans de travail. Mais l’Iran l’a déjà expérimenté sur des explosifs sur son site de Parchin avant 2003, rappelle Israël. A-t-il poursuivi discrètement de telles recherches en parallèle à l’enrichissement, gagnant ainsi du temps pour affiner un mécanisme de mise à feu ? La CIA l’a exclu dès 2009, mais Israël doute encore.
Si Téhéran parvient à intégrer les composants d’une bombe à implosion – technique jugée la plus probable –, astreindra-t-il ses tests à des normes « occidentales », ou s’affranchira-t-il de certaines marges de sécurité ? Des installations secrètes existent-elles, dont l’Iran devrait révéler l’existence pour franchir le seuil plus rapidement ? Quels types de centrifugeuses les Iraniens activent-ils aujourd’hui et combien ?
Durcir l’accord de 2015
Dans leurs estimations publiques, les Etats ne détaillent jamais ces calculs. « Que ce soit un ou deux ans, ce temps n’est jamais expliqué, parce que personne ne sait ce que les Iraniens ont », soupire M. Arad. Cela laisse place à un usage politique du renseignement. Si Israël insiste aujourd’hui sur le fait que l’Iran est bien loin de la bombe, c’est aussi que cela convient à son objectif : empêcher un retour à l’accord de 2015, ou en durcir massivement les exigences.
L’amusant est que ces calculs ne font pas l’unanimité en Israël. Depuis la fin 2020, M. Yadlin contredit poliment le renseignement militaire, un service qu’il a pourtant dirigé par le passé. En 2007, cet ancien pilote était à sa tête lorsque l’aviation israélienne a bombardé un réacteur nucléaire développé par le régime syrien. Selon lui, un délai de deux ans demeure un scénario « optimiste », voire « extrême ».
C’est présumer que l’Iran n’a pas progressé en matière d’armement depuis 2003, et qu’il ne s’y engagera qu’après avoir obtenu la « quantité significative » d’uranium enrichi, en n’actionnant que des centrifugeuses de première génération. Selon M. Yadlin, un scénario plus « probable » fixerait ce délai total entre 8 mois et un an à partir de la fin 2020. Mais le général ne prend pas en compte le dernier sabotage attribué à Israël sur le site de Natanz, en avril. Celui-ci a renvoyé le programme Iranien loin en arrière, selon Téhéran, ramenant du même coup les experts à leurs calculettes.