En Iran, selon le ministre des affaires étrangères, l’armée a causé des dommages diplomatiques (Ghazal Golshiri – Le Monde)

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Les conservateurs tentent d’utiliser les fuites d’un entretien avec le chef de la diplomatie, avant l’élection présidentielle prévue le 18 juin.

A quelques semaines de l’élection présidentielle iranienne, la lutte interne au sein des factions politiques a atteint un nouveau sommet. Dimanche 25 avril, un entretien de trois heures entre un journaliste iranien et le ministre des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a fuité dans des médias étrangers en langue iranienne. Dans cet enregistrement, le chef de la diplomatie ose briser des lignes rouges, s’en prenant notamment à l’un des grands alliés de Téhéran, Moscou, ainsi qu’aux gardiens de la révolution, l’armée idéologique du pays.

A plusieurs reprises, M. Zarif critique la Force Al-Qods, la branche des gardiens chargée des opérations extraterritoriales, accusant son ex-commandant Ghassem Soleimani d’avoir nui aux efforts politiques de son ministère, notamment pendant et après la signature en 2015 de l’accord sur le dossier nucléaire de Téhéran avec les puissances mondiales. Ses propos ont d’ores et déjà soulevé un tollé dans le camp conservateur, qui demande son départ du gouvernement et même son arrestation.

« Je peux dire, avec audace, que j’ai aidé le champ militaire en utilisant la diplomatie plus que le champ militaire a servi la diplomatie », affirme M. Zarif dans cet entretien. Enregistré le 24 février dans le cadre d’un programme de l’« histoire orale » documentant les expériences des responsables de l’administration du président Hassan Rohani, cet entretien n’avait pas vocation à être diffusé rapidement au public. L’origine de cette fuite ainsi que ses motifs restent pour l’heure incertains.

Dans un autre passage de cet entretien, M. Zarif explique que Ghassem Soleimani, tué lors d’une frappe de drone américain en Irak en janvier 2020 et qui fait désormais figure de martyr à Téhéran, lui dictait ce qu’il devait faire dans ses négociations avec des autorités étrangères. « Presque à chaque fois que je devais négocier des pourparlers, Martyr Soleimani exigeait : “Je veux que vous obteniez cet avantage, ce point” », a expliqué M. Zarif.

Rôle sévèrement restreint

En tenant ces propos, M. Zarif confirme ce que beaucoup soupçonnent depuis longtemps : que son rôle de représentant de la République islamique sur la scène internationale est sévèrement restreint. Les décisions, explique-t-il, sont dictées par le chef suprême, Ali Khamenei, mais aussi par le corps des gardiens de la révolution.

La fuite de cet enregistrement survient à un moment critique pour l’Iran, alors que ses diplomates ont repris mardi à Vienne leurs pourparlers visant à trouver un moyen pour Téhéran et Washington de se conformer tous deux à l’accord nucléaire. Depuis la sortie unilatérale de l’ancien président américain Donald Trump de l’accord, en 2018, l’Iran s’est également retiré d’un nombre important de ses engagements pris dans le cadre du « deal », accélérant nettement l’enrichissement de l’uranium.

Le chef de la diplomatie iranienne fait également part de son mécontentement concernant le fait que le général Soleimani ait autorisé des avions de combat russes à survoler l’Iran pour bombarder la Syrie, afin de venir en aide du président Bachar Al-Assad, et qu’il ait utilisé la compagnie aérienne nationale Iran Air, à l’insu du gouvernement, pour déplacer matériel et personnel militaires en Syrie. Cependant, dans d’autres passages, M. Zarif fait l’éloge du général Soleimani et explique qu’ils ont travaillé ensemble de manière « productive » lors de l’invasion américaine en Afghanistan et en Irak.

La Russie, autre signataire de l’accord sur le nucléaire et partenaire stratégique de l’Iran, est également pointée du doigt par M. Zarif pour avoir cherché à saboter l’accord en créant des « obstacles » pour qu’il n’aboutisse pas. « Regardez la photo après la signature de l’accord. Le ministre des affaires étrangères russe [Sergueï Lavrov] n’y est pas », glisse-t-il dans cet enregistrement. Conscient du caractère sensible de ses propos, à plusieurs reprises, le chef de la diplomatie iranien demande à l’intervieweur, économiste et partisan du président Rohani, Saïd Leylaz, de ne pas diffuser certains passages.

Quelques heures après la publication de ces larges extraits, le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères, Said Khatibzadeh, n’a pas remis en question leur authenticité. Devant les journalistes, il a déclaré que l’enregistrement ne représentait qu’une partie d’une interview de sept heures avec M. Zarif, censée être archivée par un groupe de réflexion associé à la présidence iranienne.

Dissuader le peuple de voter

le camp conservateur, reprochant leur « naïveté » au président Rohani et à son chef de la diplomatie face à l’Occident dans les négociations sur le nucléaire, a, depuis, multiplié ses critiques. Le site Fars, proche des gardiens de la révolution, s’est réjoui du fait que « les positions aberrantes de Zarif, loin des axes engagés par [leur] révolution », soient devenues « encore plus claires » avec cette fuite. Selon Fars, les auteurs de la fuite cherchent avant tout à faire croire qu’en Iran « le président n’a aucun rôle », essayant de dissuader le peuple de voter à l’élection présidentielle du 18 juin. Les dernières élections législatives, tenues en février 2020, ont été marquées par une abstention record de 57,5 %.

Pour l’heure, de nombreux anciens gardiens de la révolution, dont l’ex-commandant Mohsen Rezaï, l’ancien ministre de la défense Hossein Dehghan et l’ex-ministre du pétrole Rostam Ghasemi, ont fait part de leur intention d’entrer en lice. Parmi les réformateurs, complètement mis à l’écart du pouvoir par une domination de plus en plus forte des conservateurs, Mostafa Tajzadeh, l’ancien ministre adjoint chargé des affaires politiques sous le président Mohammad Khatami, a annoncé qu’il serait candidat. Il a très peu de chance de recevoir l’aval du conseil des gardiens de la Constitution, qui examine les candidatures.

De nombreux réformateurs poussent pour une candidature du chef de la diplomatie. Mais, selon l’analyste et conseiller politique Amir Mohebbian, à Téhéran, « la fuite de l’enregistrement de son entretien a une conséquence définitive : M. Zarif ne sera pas candidat à la présidentielle ». Il ajoute : « Une partie des réformateurs pourraient désormais soutenir la candidature d’Ali Larijani, ce qui augmente les chances de ce dernier. »

Cet ancien chef du Parlement, de 2009 à 2020, a toujours soutenu la diplomatie du président Rohani et l’accord nucléaire, tout en entretenant d’étroites relations avec le Guide suprême. Il a été récemment le représentant d’Ali Khamenei dans les négociations avec la Chine, qui ont abouti à la signature, en mars, de l’accord de coopération de vingt-cinq ans entre les deux pays. Même si Ali Larijani est moins progressiste sur les questions des libertés que les réformateurs comme M. Tajzadeh, le soutien des réformateurs et des modérés peut rallier en sa faveur certains électeurs dans le but d’empêcher la mainmise des ultraconservateurs sur la présidence, alors que le pouvoir judiciaire et le Parlement leur sont déjà acquis.