En Iran, l’impossible appel à l’unité nationale de Rohani (Allan Kaval – Le Monde)

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Le président refuse de condamner explicitement les gardiens de la révolution après le crash du Boeing ukrainien.

Transformer les deuils successifs traversés par l’Iran au cours des dernières semaines en un moment unique de réconciliation nationale… Assassinat du général Soleimani à Bagdad, mort de plus de 50 personnes, écrasées dans la foule de ses funérailles du fait de l’incompétence de forces de sécurité qui devaient les encadrer, crash du Boeing 737 d’Ukraine International Airlines à cause d’une erreur de tir iranienne, en pleine riposte militaire contre les Etats-Unis, inondations dans le sud : dans son discours télévisé au gouvernement du mercredi 15 janvier, le président de la République islamique modéré Hassan Rohani a voulu faire l’inventaire des douleurs iraniennes, de ces « tragédies qui n’ont pas de parti », en réclamant qu’on ne les oppose pas.

Mais cet appel doloriste à l’unité peut-il être entendu par des Iraniens profondément traumatisés par la mort, dans le ciel de leur capitale, de dizaines des leurs dans un tir de missiles sol-air, que les forces armées de leur pays ont cherché à cacher trois jours durant ? La portée du message présidentiel est d’autant plus incertaine que M. Rohani n’a pas eu un mot pour les centaines de personnes tuées par les forces de sécurité lors de la répression du mouvement de contestations de novembre 2019. On avait manifesté alors dans tout l’Iran contre l’augmentation des prix de l’essence, puis contre le régime dans son ensemble.

Faute « inimaginable »

La mort du « martyr » Ghassem Soleimani, dans la nuit du 2 au 3 janvier, avait brièvement permis de mettre en scène une unité nationale retrouvée autour de son cadavre, porté en triomphe dans plusieurs provinces du pays. La découverte du mensonge des autorités sur le crash, une semaine plus tard, l’a détruite. Mais le président Rohani a prétendu mercredi puiser, dans la catastrophe, l’énergie d’un sursaut. Il a appelé l’état-major des forces armées à s’expliquer, voire à s’excuser « s’il y a eu un retard » dans la reconnaissance de leur faute. Les gardiens de la révolution avaient mis en avant une erreur individuelle. Rappelant ses anciennes fonctions à la tête de la défense aérienne iranienne, M. Rohani a dénoncé le dysfonctionnement d’un système tout entier, qu’il appelle à revoir afin que cette faute « inimaginable » ne se reproduise jamais.

Comme pour ménager la confiance, déjà brisée et toujours partielle, de la société envers le régime, comme pour répondre à ses demandes, M. Rohani a évoqué un besoin de « sincérité » d’« intégrité » et de « confiance », demandant aux forces armées de participer à un effort judiciaire à même de satisfaire l’opinion et réclamant le dédommagement des victimes. Pourtant, il n’a pas réitéré ses appels de la veille à la mise en place d’un tribunal spécial chargé de traiter l’affaire. Il ne s’est pas risqué non plus à une critique véritable des gardiens de la révolution, responsables de la catastrophe, pour ne cesser de louer leur courage, rappelant que les hommes à l’origine du crash assuraient aussi la défense du pays, et demandant aux Iraniens de se réunir derrière eux et de ne pas les affaiblir.

Manifestants pacifiques roués de coups

« Le peuple est notre maître (…) et nous sommes ses serviteurs », a-t-il déclaré. Reste à savoir s’il pensait aux partisans du régime, sonnés eux aussi par les mensonges du pouvoir au sujet du crash, ou au peuple iranien tout entier. Beaucoup d’étudiants se sont rassemblés depuis samedi, scandant leurs slogans hostiles au régime, après l’aveu des autorités et ont fait les frais d’une nouvelle vague répressive. Depuis New Delhi, le ministre iranien des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif avait pourtant reconnu que c’est parce qu’on leur avait « menti pendant quelques jours » que des Iraniens étaient descendus à nouveau dans les rues.

Le président iranien Hassan Rohani signe un registre de condoléances pour les victimes du crash de l’avion ukrainien, le 15 janvier à Téhéran.
Le président iranien Hassan Rohani signe un registre de condoléances pour les victimes du crash de l’avion ukrainien, le 15 janvier à Téhéran. HO / AFP

Mercredi, l’organisation de défense des droits de l’homme Amnesty International a publié un rapport, rédigé sur la base de documents mis en ligne et de témoignages, faisant état de tirs de grenailles à l’arme de chasse ayant blessé de nombreux manifestants pacifiques, les 11 et 12 janvier. Selon Amnesty, les forces de l’ordre ont aussi roué de coups les participants à des cérémonies de deuil, rapidement transformées en rassemblement de contestation, et fait usage de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc. D’après l’ONG, des membres des milices du Bassidj, affilées aux gardiens de la révolution, ont participé à la répression. Le mouvement de protestation, moins important que les manifestations massives de novembre, s’est interrompu mercredi soir. Deux mois après la mort de centaines de personnes face aux forces de l’ordre, le retour de la police et des miliciens dans les rues a pu se montrer dissuasif.

La frange dure du régime qu’elles incarnent, pourtant épargnée par M. Rohani dans son discours au gouvernement, n’a pas manqué d’adresser au président une réponse hostile en matière de politique intérieure. Le président iranien avait assorti son exercice de contrition, et ses propos sur la transparence à un appel à une meilleure représentativité des institutions. Il faisait alors référence à la disqualification de nombreux candidats réformistes aux élections législatives prévues le 21 février. Quelques heures plus tard, le porte-parole du Conseil des gardiens, institution responsable de la sélection des candidats, a accusé le président de porter un « projet antinational ». Cette assemblée est contrôlée par les partisans du Guide, Ali Khamenei, véritable maître du régime et garant de la pérennité de son orthodoxie doctrinale. Pour la première fois depuis 2012 et les menaces de Barack Obama sur le programme nucléaire iranien, il délivrera un sermon lors de la prière, vendredi.