«Fin stratège» et «grand paranoïaque»: Ali Khamenei, le pouvoir de l’ombre (Delphone Minoui – Le Figaro)

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PORTRAIT – Isolé sur la scène internationale, menacé par Washington, le numéro un du régime iranien s’est imposé, grâce à l’appui des Gardiens de la révolution, l’armée parallèle du régime, comme l’un des hommes les plus puissants et les plus influents du Moyen-Orient. Retour sur ce théocrate autoritaire au pouvoir fragilisé, mais aux ambitions démesurées.

«Soleimani est un assassin! Son leader (Khamenei) est un assassin!» L’Iran gronde et Khamenei tremble. La semaine passée, le Guide suprême de la République islamique a enchaîné choc après choc. Il a perdu son plus fidèle allié, le général Qassem Soleimani, à la tête de la puissante Force al-Qods des Gardiens de la révolution, éliminé en Irak par les Américains. Il a essuyé les menaces de Trump. Et trois jours après le crash du Boeing de la compagnie Ukraine International Airlines, d’abord qualifié d’accident, il a dû se résigner, vendredi 10 janvier, à rendre publique la vérité: l’avion, dont les 176 passagers ont péri, a été abattu «par erreur» au décollage de Téhéran par un missile des fameux Gardiens. En Iran, l’onde de choc est immense. «Meurtrier», «Menteur», «Fossoyeur», se sont époumonés, dès le lendemain, des centaines d’Iraniens dans les rues de la capitale. Depuis, ils réclament son départ. Malgré la fatigue due aux sanctions. Malgré la crainte d’une nouvelle vague de répression, deux mois après celle qui causa la mort d’au moins 1500 manifestants.

«Jamais le pouvoir de Khamenei n’a été autant décrié. La fissure est profonde. Sera-t-il capable de la colmater?» avance un sociologue contacté à Téhéran. En trente ans de règne implacable sur le pays, le numéro un vieillissant de l’Iran chiite, qui a soufflé, l’an passé, ses 80 bougies, est toujours parvenu à préserver son trône en oscillant habillement entre concession et coercition. «Mais l’actuelle dérive répressive en dit long sur la fragilité accrue d’un dictateur qui, pour survivre, s’enferre dans la violence», relève Mehdi Khalaji, chercheur au Washington Institute for Near East Policy.

Obsédé par sa sécurité, il ne sort jamais sans un gilet pare-balles, qu’il enfile sous son qaba (l’habit ample des clercs) et circule dans des véhicules blindés à la pointe de la technologie

Mehdi Khalaji, chercheur au Washington Institute for Near East Policy

Que se passe-t-il dans la tête du «rahbar» (guide)? Sur ses portraits qui ornent les murs de Téhéran, son regard figé sous des lunettes cerclées ne laisse rien entrevoir. De ce leader qui ne quitte jamais son pays, on sait peu de choses, à part un goût prononcé pour les marches en montagne, la poésie classique iranienne et le roman-fleuve Les Thibault de Roger Martin du Gard. «C’est un grand paranoïaque», poursuit ce spécialiste, qui planche sur une biographie consacrée à l’homme le plus puissant d’Iran. Sa paranoïa remonte à l’époque du Shah. Né en 1939 dans la ville sainte de Mashhad et d’origine azérie, Khamenei se passionne très jeune pour les idées anti-impérialistes de Navvab Safavi, un religieux radical qui fustige l’Occident. Poursuivi par la Savak, la police secrète de l’époque, il passe par la case prison et est torturé.

En 1979, la révolution chasse le monarque. De retour d’exil, l’ayatollah Ruhollah Khomeyni, dont il fut l’élève à la fin des années 1950, s’autoproclame «velayat-e faqih» (gardien du dogme théocratique chiite) et fait la chasse aux groupes d’opposition. Ali Khamenei, qui deviendra président de 1981 à 1989, échappe de près à un attentat au magnétophone piégé orchestré par l’un d’eux, et perd l’usage de son bras droit. «Depuis, il a développé un instinct de survie. Il ne fait confiance à personne. Obsédé par sa sécurité, il ne sort jamais sans un gilet pare-balles, qu’il enfile sous son qaba (l’habit ample des clercs) et circule dans des véhicules blindés à la pointe de la technologie. Il compte également sur l’encadrement de 11.000 forces spéciales», précise Mehdi Khalaji.

Promu ayatollah grâce à ses fatwas

S’il se sent si vulnérable, c’est qu’il n’a ni le charisme ni l’érudition du fondateur de la République islamique à qui il succède, à sa mort, en 1989, après avoir précipitamment obtenu le titre d’«ayatollah». «À l’encontre de la tradition qui reconnaît un clerc comme “marja” (source d’imitation, un des titres les plus prestigieux dans la hiérarchie cléricale chiite, NDLR), après la publication d’un Éclaircissement des problèmes (towzih ol masa’el), il a été promu uniquement par ses fatwas sur divers sujets», rappelle le sociologue Farhad Khosrokhavar dans une note publiée sur le site de l’Institut Montaigne. Pour pallier ce manque de légitimité, le nouveau numéro un du régime, désigné à vie par l’Assemblée des experts, un collège de 86 religieux, se fait l’architecte d’une imposante bureaucratie.

Ali Khamenei s’appuie sur sa garde prétorienne des Gardiens de la révolution.
Ali Khamenei s’appuie sur sa garde prétorienne des Gardiens de la révolution. Parspix/ABACA

En créant la Maison du guide, il met sur place un «État dans l’État», selon l’expression du spécialiste de l’Iran Mohammad-Reza Djalili. Entouré d’une pléthore d’employés qui travaillent pour des services qui dédoublent les institutions existantes, il garde la haute main sur la justice, la police, l’armée et les Gardiens de la révolution – qu’il ne va cesser de valoriser, au détriment de l’establishment clérical. Mais il sait aussi profiter du savant système, entre dictature et démocratie, instauré par Khomeyni, pour jouer le jeu des élections (présidentielles et parlementaires) au suffrage universel direct tout en tirant les ficelles en coulisse dès que son pouvoir est menacé. Dès 1997, il torpille les efforts d’ouverture du président réformiste Mohammad Khatami en laissant les services de renseignement liquider plusieurs figures de l’intelligentsia laïque. Puis, en 1999, il envoie les miliciens bassidjis mater les étudiants qui crient – pour la première fois – «Mort à Khamenei» lors de manifestations inédites.

En 2009, nouveau tournant: quittant son rôle d’arbitre au-dessus de la mêlée, il soutient explicitement l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad à l’issue de sa réélection frauduleuse et étouffe la «vague verte» de contestation. Le pacte de neutralité est officiellement rompu. Le consensus, caduc. Avec l’aide des Pasdarans (les Gardiens de la révolution), le «rahbar» reprend la barre d’une poigne de fer. C’est également l’époque de l’accélération du programme nucléaire, un dossier sur lequel il a le dernier mot. «Il croyait fermement qu’un programme nucléaire le mettrait à l’abri de toute tentative de subversion et garantirait la survie du régime», confiait, l’an passé, le professeur d’histoire iranienne Ali Ansari au quotidien britannique The Independent.

Un stratège dans la tourmente

Mais l’instinct de survie le rend aussi capable de concessions. En 2011, un vent de colère souffle sur le Moyen-Orient. Les uns après les autres, les autocrates sont balayés par le printemps arabe. Inquiet pour sa personne, fragilisé par les sanctions américaines, Khamenei lâche du lest et s’abstient d’entraver la victoire du président modéré Hassan Rohani, en juin 2013. Cinq mois plus tard, en novembre, il se résigne à signer l’accord de Vienne sur le nucléaire, qui réduit les capacités iraniennes. Justifiant sa décision, il parle alors de «flexibilité héroïque»: cet art très persan, pratiqué dans les salles de zurkhaneh (sport de lutte), qui consiste à accorder une certaine souplesse à son adversaire pour mieux remporter la compétition.

Obsédé par la crainte d’un changement de régime impulsé par l’imprévisible Donald Trump, défié par sa propre population, il semble avoir opté pour une répression implacable

La guerre en Syrie sera son tremplin. Volant au secours de son allié, Bachar el-Assad, il donne le feu vert aux Pasdarans pour aller prêter main-forte aux soldats du régime de Damas contre la rébellion armée. En Irak, où l’Iran chiite tisse sa toile depuis la chute de Saddam Hussein, il envoie ses troupes d’élite repousser les djihadistes sunnites de Daech (avec, ironie de la géopolitique, le feu vert tacite de Washington), puis les autorise à rester. Du Liban à l’Afghanistan en passant par le Yémen, l’influence iranienne n’a jamais été aussi grande. «En trente ans, Khamenei s’est imposé comme un fin stratège. Il est parvenu à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, avec l’appui des Gardiens de la révolution qui contrôlent non seulement le pays, mais toute la région», relève Mehdi Khalaji.

L’assassinat de Soleimani, un de ses plus grands hommes de confiance, n’en est que plus fatal. Obsédé par la crainte d’un changement de régime impulsé par l’imprévisible Donald Trump, défié par sa propre population, il semble avoir opté pour une répression implacable. «Mais s’il tient par la force, ce régime n’est pas viable sur le long terme», prévient le chercheur.