L’ÉDITORIAL DE LUC DE BAROCHEZ. Israël et l’Ukraine affrontent un même dilemme, celui de l’inutilité des concessions territoriales pour apaiser leurs ennemis.
À écouter les politiciens occidentaux qui se prétendent faiseurs de paix, les conflits qui ravagent l’Ukraine et le Proche-Orient sont simples à régler. Dans les deux cas, leur recette est identique : la terre contre la paix. L’Ukraine devrait renoncer à la Crimée et au Donbass, annexés par la Russie ; Israël devrait évacuer la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est, où serait proclamé un État palestinien ; les armes se tairaient, la paix s’installerait, le monde s’en porterait mieux.
La prescription miracle, pourtant, n’en est pas une. Les Français, plus que d’autres, devraient le savoir. Lorsqu’en 1871, après avoir perdu la guerre franco-prussienne , ils cédèrent l’Alsace-Moselle au Reich bismarckien, l’impérialisme allemand ne s’éteignit pas pour autant. Dès 1914, il revenait en force. Que la France fût déjà amputée n’y changea rien. Ce qui intéressait le jeune Empire allemand était moins la conquête territoriale que l’affirmation d’une puissance prépondérante sur l’échiquier européen.
À l’orée d’un troisième hiver de combats en Ukraine, la thèse « terre contre paix » gagne du terrain. Donald Trump a annoncé pendant sa campagne son intention de contraindre Moscou et Kiev à un « deal » rapide . Le vice-président élu, J.D. Vance, a présenté un « plan de paix » qui prévoit que l’Ukraine abandonne le Donbass et la Crimée à la Russie. L’appel à un compromis territorial résonne aussi à travers l’Europe, même si peu de dirigeants au pouvoir, mis à part le Hongrois Viktor Orban, le reprennent publiquement à leur compte pour l’instant. Mais l’entretien téléphonique du chancelier allemand Olaf Scholz avec Vladimir Poutine , le 15 novembre, le premier depuis deux ans, a réveillé les craintes des Ukrainiens que les Occidentaux négocient dans leur dos avec le Kremlin.
Imposer un nouveau Yalta
Un partage territorial n’apporterait qu’une paix factice. Il poserait un précédent gravissime pour la sécurité de l’Europe, en entérinant l’agression d’un État par un autre pour l’amputer d’une partie de son territoire. De surcroît, la réussite d’un tel projet supposerait que Vladimir Poutine se satisfasse de gains territoriaux. Ce serait méconnaître les intentions du président russe, dont il ne fait pas mystère : neutraliser l’Ukraine, détruire toute velléité d’indépendance de sa part, éliminer le régime « nazi » de Kiev, décourager les Russes de rêver à la démocratie, imposer à l’Otan un nouveau Yalta qui reconnaîtrait une vaste zone d’influence du Kremlin en Europe. Le risque majeur est qu’il utilise un cessez-le-feu pour regrouper ses forces, panser les plaies de son armée (700 000 soldats russes tués ou blessés depuis 2022) et préparer une reprise des hostilités à la première occasion.
Il y a bien, au Proche-Orient, un exemple contemporain d’échange « paix contre territoire » : le traité israélo-égyptien de 1979 , qui vit l’Égypte enterrer la hache de guerre et récupérer la péninsule du Sinaï, conquise par Israël douze ans plus tôt. Le traité s’apparente néanmoins à un marché de dupes pour Jérusalem, qui n’a obtenu, en contrepartie de son retrait, qu’une paix froide, marquée le plus souvent par une atmosphère de franche hostilité de la part des autorités du Caire.
Les retraits israéliens qui ont eu lieu depuis lors ont conduit à des expériences encore plus négatives. Celui du sud du Liban, décidé par la gauche (Ehoud Barak) en 2000, a permis au Hezbollah de s’installer à la frontière et de bombarder les localités du nord d’Israël. Celui de Gaza, mis en œuvre par la droite (Ariel Sharon) en 2005, a débouché sur la prise de pouvoir du Hamas, le méga-pogrom du 7 octobre 2023 et la guerre qui se poursuit depuis. Les accords d’Abraham , signés en 2020 par les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc avec Israël, se distinguent car ils sont fondés sur un autre paradigme, le développement réciproque des échanges économiques et humains. Jusqu’à présent, ils fonctionnent.
Israël et l’Ukraine affrontent le même dilemme : ce n’est pas tant leur politique qui pose problème à leurs ennemis que leur existence même. L’État juif a dû imposer son indépendance par les armes, à plusieurs reprises, et continue à le faire. L’Ukraine a déclaré la sienne à la faveur de l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, une « catastrophe géopolitique » que Poutine entend effacer en asservissant Kiev. Dans un cas comme dans l’autre, fonder la paix sur des concessions territoriales équivaudrait à bâtir sur du sable.