Le conflit au Proche-Orient doit être replacé dans une histoire globale : celle d’un islamisme radical cherchant à reconstruire son empire théocratique.
Le Point
L’histoire n’a pas commencé le 7 octobre. » Une phrase devenue le mantra de ceux qui voudraient légitimer les actions du 7 octobre 2023, en insinuant que la sauvagerie de cette journée n’est que la logique conséquence d’événements antérieurs. Il en va d’un subtil amalgame. S’il est évidemment incontestable que le conflit israélo-palestinien dans son ensemble ne date pas du 7 octobre, la guerre actuelle qui oppose le Hamas et Israël a bel et bien été déclenchée ce jour-là, par les massacres et les prises d’otages dans les kibboutzim et le festival de musique Nova, raison de l’offensive israélienne à Gaza.
Parallèlement, le 7 Octobre s’inscrit dans une histoire plus vaste, avec des attaques minutieusement préparées en amont. L’histoire qui n’a pas non plus commencé le 7 Octobre, c’est celle du Hamas et de son idéologie.
Alors, oui, l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023. Mais il est tout aussi réducteur de prétendre qu’elle remonte à 1948 – le point de départ alternatif que privilégient les antisionistes et leurs alliés idéologiques, date du déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens lors de la Nakba. Faire croire que tout commence en 1948 revient à occulter les nombreux et violents pogroms qu’ont eu à subir les Juifs dans les années 1920 et 1930, à l’instar du massacre d’Hébron de 1929.
C’est d’ailleurs en réponse à ces violences intercommunautaires que les autorités coloniales britanniques allaient proposer une solution à deux États dès 1936. Une position que l’ONU adopta officiellement en 1947, sans pour autant mettre un terme au conflit, qui se mua en guerre de 1947-1948. Un conflit dont l’origine n’est pas non plus à situer dans la publication de Der Judenstaat par Theodor Herzl en 1896, ni dans les vagues successives d’immigration juive et sioniste en Palestine à partir des années 1880. Pourquoi ? Parce que l’idéologie du Hamas est encore plus ancienne.
L’idéologie ancienne du Hamas
À sa naissance, le Hamas est une branche palestinienne des Frères musulmans égyptiens, un mouvement visant au rétablissement du monde islamique pré-moderne fait d’impérialisme, de conquête et de pillages. Au cours du XXe siècle, la confrérie va étendre son influence en Égypte ainsi que dans plusieurs autres pays arabes. Parmi ses figures intellectuelles majeures figure Sayyid Qutb, souvent considéré comme le père intellectuel d’Al-Qaïda. De fait, selon Qutb, un djihad violent était une étape nécessaire pour rétablir une société islamique authentique et pure.
Alors, jusqu’où faut-il remonter pour retrouver les origines de ce conflit ? Laissons le Hamas nous le dire. « Khayber Khayber, ya Yahud » est un chant arabe antisémite lié au Hamas et souvent scandé lors de manifestations rassemblant ses partisans – y compris parfois en Occident. On peut le traduire par « Juifs, souvenez-vous de Khayber ». Attribué au fondateur du Hamas, le cheikh Ahmed Yassine, le slogan évoque la bataille de Khayber, survenue en 628 de notre ère et ayant opposé les forces islamiques, dirigées par le prophète Mahomet, aux habitants juifs de l’oasis de Khayber, dans le désert d’Arabie.
La bataille de Khayber occupe une place importante, à la fois historique et symbolique, dans l’histoire de l’islam. Après une série de conflits entre les tribus musulmanes et juives de Médine, Khayber, riche et fortifiée, devint une cible stratégique de l’expansion islamique. Les habitants juifs de l’oasis furent défaits, leurs terres saisies et occupées par Mahomet. Aux yeux d’islamistes contemporains comme le Hamas, cet épisode est un symbole de triomphe et de conquête, incarnant l’expansion de la domination islamique, la défaite des Juifs et l’instauration d’un régime autoritaire consacrant l’esclavage et la polygamie, et reléguant les non-musulmans au statut de citoyens de seconde zone.
Dès lors, pour le Hamas, le conflit avec Israël s’inscrit dans une histoire bien plus longue, celle de la domination islamique. Il est appréhendé comme la poursuite d’une campagne de réaffirmation de cette domination, et de reconstruction de l’empire théocratique islamique. Un empire qui, à son apogée, dominait l’ensemble du Moyen-Orient et était à l’époque le plus vaste que la Terre ait connu, surpassant même l’Empire romain – il sera éclipsé plus tard par l’Empire mongol et l’Empire britannique.
Le Hamas veut que les Juifs restituent ce qu’ils occupent de cette « terre islamique ». Avec cette revendication, l’organisation fait de l’âge impérial islamique une époque idéalisée d’unité, de puissance et de piété, où l’islam ne constituait pas seulement une inspiration spirituelle, mais aussi et surtout un système politique et social structurant tous les aspects de l’existence.
La vision du monde des doctrines islamistes
Les gouvernements et philosophes occidentaux contemporains ont souvent eu du mal à appréhender la philosophie islamiste comme une véritable rivale de la puissance occidentale. À cause de ce point mort, beaucoup en sont venus à interpréter le conflit israélo-palestinien comme une simple lutte autour de questions séculières – de territoires ou de souveraineté nationale, notamment – et à voir le Hamas comme une organisation de résistance anticoloniale. C’est faire gravement fausse route. La réalité, c’est que le Hamas poursuit un objectif de conflit civilisationnel, qu’il espère être le prélude à une domination islamique planétaire.
Dans une certaine mesure, la myopie de l’Occident est le fruit de son hégémonie militaire et culturelle de ces derniers siècles. Les Occidentaux n’ont que rarement été contraints d’étudier ou de prendre au sérieux le concept de théocratie islamique, tant ces ambitions semblaient absurdes et lointaines. Un luxe que n’ont pas eu les Israéliens. Vivre à côté du Hamas et lui faire la guerre, cela exige de comprendre les rudiments de son idéologie.
Il nous faut donc replacer le conflit entre Israël et le Hamas dans le contexte global qui est le sien : une lutte plus vaste pour la suprématie et la domination islamiques. Cette ambition vise à imposer la règle islamique non seulement aux musulmans eux-mêmes, mais aussi aux Israéliens juifs et aux autres communautés non musulmanes du Moyen- Orient, comme les maronites libanais, les Yezidis, les chrétiens coptes d’Égypte ou encore les zoroastriens, mais aussi à des régions et des populations extérieures au monde islamique. L’Occident, en particulier, est une cible convoitée, et ses valeurs violemment rejetées.
Les doctrines islamistes, telles que celles défendues par le Hamas, Daech, Al-Qaïda ou les Frères musulmans, reposent sur une vision du monde où toute gouvernance non islamique est perçue comme illégitime. Les communautés non musulmanes sont envisagées comme des entités transitoires, appelées à être remplacées par un régime islamique unifié sous la charia. Cette dynamique constitue une lutte mondiale et il est essentiel de la comprendre dans cette optique.
Aussi, l’hégémonie occidentale ne saurait être tenue pour éternelle. Dans les pays occidentaux, les tendances modernes de la mondialisation et de l’immigration de masse ont rassemblé musulmans et non-musulmans par le multiculturalisme et le pluralisme, pour placer toutes les religions sur un pied d’égalité sous l’égide d’un même système juridique laïque. Soit, à bien des égards, une évolution positive. La modernité et la mondialisation auront contribué à améliorer les conditions de vie dans le monde entier, pour sortir des millions de gens de la pauvreté. Aussi, il est crucial de bien faire la distinction entre la critique de l’islamisme ou de l’impérialisme islamique et celle des musulmans en tant qu’individus ou de la religion musulmane en soi.
Musulmans et arabes modérés, principales victimes de l’islamisme
La haine anti-musulmane, qui entend marginaliser ou nuire aux musulmans pacifiques, est non seulement injuste, mais elle est aussi contre-productive. Le pluralisme est un pilier fondamental de la liberté humaine. Les musulmans doivent bénéficier du même droit de pratiquer pacifiquement leur religion que les athées, les chrétiens, les juifs et tous les autres ont celui de rejeter l’islam, là aussi de manière pacifique.
Reste que si nous voulons défendre la liberté pour tous – y compris pour les musulmans – nous devons nous opposer fermement aux islamistes, qui aspirent à rétablir l’impérialisme islamique. En effet, les premières victimes de l’idéologie totalitaire de l’islamisme sont souvent musulmanes et arabes. Les femmes musulmanes sont opprimées par des religieux radicaux ; les musulmans modérés sont menacés, soumis au chantage ou assassinés par des islamistes ; et les minorités arabes non musulmanes sont elles aussi persécutées.
Nous devons également déplorer le grand nombre de civils musulmans tués dans les guerres initiées et perpétuées par des groupes islamistes comme le Hamas, ainsi que ceux vivant en Afghanistan, en Iran ou en Somalie – autant de pays appauvris et tyrannisés par des régimes islamistes incompétents. Par conséquent, la lutte contre l’islamisme n’est pas une lutte contre les musulmans, mais une lutte menée aux côtés de tous les musulmans et arabes pacifiques et modérés qui, finalement, sont les principales victimes de cette idéologie. Un combat qui promet d’être ardu, et nous devons nous y engager de toutes nos forces.
Les suprémacistes islamiques ont transformé la guerre à Gaza en un puissant outil de mobilisation idéologique, non seulement dans les pays islamiques, mais également en Occident. Ce processus de recrutement s’opère sur plusieurs fronts. Tout d’abord, il y a les recrues directes issues des sociétés occidentales, mobilisées pour la cause islamiste.
Prenons l’exemple d’Axel Rudakubana, le tueur de Southport. Cet individu, responsable du massacre de trois jeunes filles fin juillet 2024 au Royaume-Uni, possédait un manuel d’entraînement d’Al-Qaïda et avait fabriqué chez lui un poison mortel, la ricine. Ces éléments montrent qu’il avait assimilé des aspects de l’idéologie islamiste militante et qu’il s’était inspiré de ses enseignements pour perpétrer des attentats sur le sol britannique. Mais malgré ces marqueurs idéologiques évidents, les autorités britanniques ont hésité à qualifier cette attaque de terroriste, exposant ainsi tout le mal qu’elles ont à aborder frontalement l’extrémisme islamiste.
Bien des Occidentaux en viennent également à assimiler les idées islamistes de manière plus subtile, notamment en s’exposant à la propagande en ligne – littérature idéologique, messages sur les réseaux sociaux ou récits historiques soigneusement sélectifs et biaisés. Ces canaux numériques ne se contentent pas de recruter des individus pour commettre des actes violents, ils facilitent aussi un glissement idéologique en douceur, incitant les sympathisants à voir les causes islamistes comme justifiées ou moralement équivalentes aux mouvements anticoloniaux. La propagande islamiste ne cesse de représenter des conflits, comme celui entre Israël et la Palestine, comme faisant partie d’une lutte plus vaste contre un prétendu impérialisme occidental, brouillant ainsi intentionnellement les frontières entre griefs culturels et guerre idéologique.
Les initiatives de pays du Moyen-Orient
Paradoxalement, les pays musulmans ont souvent une meilleure maîtrise de ces problèmes que les pays occidentaux, vu qu’ils ont directement expérimenté les dangers de l’islamisme et savent mieux faire la distinction entre islamisme et islam. Cela rend la question moins sensible sur le plan culturel, permettant de réprimer plus facilement les islamistes sans risquer d’être accusé d’islamophobie.
Dans les pays à majorité musulmane, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, on compte ainsi des initiatives majeures pour réduire l’influence de l’islamisme. L’Égypte, par exemple, a pris des mesures rigoureuses contre les Frères musulmans, reconnaissant leur capacité à infiltrer les gouvernements et à déstabiliser les sociétés. De leur côté, les Émirats arabes unis ont investi dans des institutions spécialisées dans la lutte contre l’extrémisme violent. Quant à l’Arabie saoudite, son initiative « Vision 2030 » intègre des réformes visant à promouvoir un enseignement islamique modéré et à combattre l’extrémisme qui avait auparavant bénéficié d’un certain soutien dans le royaume.
Ces pays, conscients des effets déstabilisateurs de l’islamisme, ont adopté des mesures qui pourraient sembler rédhibitoires dans un contexte occidental, mais qui se révèlent nécessaires et efficaces dans leurs propres sociétés. Les pays occidentaux gagneraient à s’inspirer de ces stratégies : il est impératif de soutenir les voix islamiques modérées et de mettre en œuvre des initiatives qui ciblent les racines idéologiques de l’extrémisme, plutôt que de simplement en traiter les symptômes.
Avec leurs traditions de liberté d’expression, de pluralisme et de tolérance, les nations occidentales se retrouvent face à un dilemme lorsqu’il s’agit de contrer les islamistes. Si ces libertés constituent le socle de la démocratie libérale, elles peuvent aussi être exploitées par des extrémistes qui propagent des idées radicales sous le prétexte de la liberté d’expression religieuse ou culturelle.
Dans des pays comme le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, les États- Unis ou l’Australie, les autorités peinent souvent à trouver un équilibre entre la protection des libertés civiles et la lutte contre l’extrémisme. La France, par exemple, a été frappée par une série d’attentats terroristes liés à des idéologies islamistes, ce qui a poussé le gouvernement à interdire certains groupes islamistes et à limiter le financement étranger des mosquées. Cependant, ces mesures suscitent fréquemment des accusations de discrimination et d’islamophobie.
Autant d’atermoiements qui laissent le champ libre à la prolifération des récits islamistes, y compris parfois au cœur même des institutions occidentales.
Il est essentiel de comprendre les motivations idéologiques qui animent des groupes comme le Hamas, mais cela ne suffit pas. Les sociétés occidentales doivent adopter une approche proactive pour freiner la propagation de l’idéologie islamiste et les conflits qu’elle engendre. Cela commence par reconnaître que l’islamisme n’est pas uniquement une réponse à la politique étrangère occidentale, mais un défi mondial posé à la démocratie, à la liberté et à la modernité.
Les décideurs politiques doivent soutenir activement les voix et les communautés musulmanes et arabes modérées qui rejettent clairement l’islamisme. Il est crucial de créer et de promouvoir des espaces où ces perspectives peuvent s’opposer efficacement aux récits extrémistes.
L’objectif n’est pas d’aliéner ou de stigmatiser les musulmans, mais de renforcer les valeurs du pluralisme et de la démocratie, qui protègent tous les citoyens, y compris les musulmans, contre les régimes théocratiques et autoritaires.
Nous ne pouvons pas permettre que l’Occident devienne le prochain champ de bataille. Il est impératif de trouver une solution pacifique au conflit entre Israéliens et Palestiniens. Nous devons également défendre la modernité, la liberté économique, la liberté de religion et la liberté d’expression, tant au Moyen-Orient que dans le reste du monde. Il s’agit de la seule et véritable alternative au cauchemar d’un conflit religieux sans fin.
* John Aziz est un musicien de père palestinien et de mère britannique. Il est aussi militant pour la paix et analyste de la politique et de l’histoire du Proche-Orient.
** Cet article est paru dans Quillette. Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d’idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. Le Point publie chaque semaine la traduction d’un article paru dans Quillette.