Le vrai privilège juif : être les seuls sommés de taire leur vécu

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Le vrai privilège juif : être les seuls sommés de taire leur vécu

ÉDITO. Ironie du progressisme : les Juifs sont les seuls à devoir nier leur identité pour être entendus.

Par Peggy Sastre


Depuis des décennies, la pensée postmoderne a déconstruit l’idée même de vérité. Il n’y aurait plus de faits, seulement des perspectives. Plus de science, mais des discours. Plus d’universel, uniquement des constellations de subjectivités. Jean-François Lyotard parlait de « fin des grands récits », Michel Foucault de « régimes de vérité », Jacques Derrida de « dissémination du sens ». Et leurs héritiers – Judith Butler, Kimberlé W. Crenshaw, Edward Saïd, bell hooks – ont prolongé ce chantier par une politique des identités, une épistémologie du vécu, un morcellement militant du monde.

Dans ce paradigme, toute connaissance est donc « située ». La neutralité du regard est une chimère oppressive ne servant qu’à l’autojustification des dominants. Pour s’en émanciper, il est nécessaire de se fier à des points de vue façonnés par l’Histoire, le corps, la race, le genre, la sexualité, la classe. Plus on est marqué, mieux c’est. La souffrance s’érige en méthodologie, la partialité est au fondement de la preuve.

Sauf pour les Juifs

Car pour les Juifs, le régime change et pas question de bénéficier de cette grammaire. Le dogme de l’objectivité fait son grand retour. Jamais le Juif qui parle d’Israël, du Hamas, des otages, de l’antisémitisme, de ses peurs ne peut être un citoyen, un témoin, un penseur. Il est « partie prenante », « impliqué », « biaisé », « affecté », si ce n’est en « surréaction ». Traduire : suspect.

Subitement, le même milieu qui nous serinait que toute vérité est relative réclame au Juif de se détacher de lui-même pour être « crédible ». Et c’est ainsi que la parole juive devient illégitime précisément parce qu’elle est située.

Peut-être est-ce cela, le vrai « privilège » juif : être les seuls pour qui l’on exige l’universalité. Pour qui l’épreuve du surplomb redevient la condition sine qua non de la légitimité. Tu veux t’exprimer sur Israël ? Commence par prouver que tu n’aimes pas trop Israël. Mieux, que tu n’aimes pas trop ta race, ta classe et l’histoire de ton corps. Que tu sais te détacher de tes affects, de ta mémoire, de ton « expérience vécue ».

Blanchiment identitaire

L’argument suinte la commande de blanchiment identitaire. Le Juif acceptable est celui qui renonce à l’être, ou du moins à en tirer une quelconque solidarité active. Son savoir n’est pas situé, il est déplacé. Sa parole ne peut être que la voix de ses maîtres, de sa stratégie d’influence, son « lobby », ses intérêts. Jamais le Juif ne sera minoritaire et encore moins « minorisé », il est intrinsèquement comme cul et chemise avec le pouvoir.

Car dans la « logique » postcoloniale devenue langue maternelle du progressisme, l’histoire du Juif a été récrite. Il n’est plus un survivant d’un génocide, une nation errante, un éternel persécuté. Il est un « Blanc », un Occidental, un « colon ». Il n’est plus un dominé : il est l’oppresseur. Par un tour de passe-passe conceptuel, le seul peuple dont l’extermination a été industrialisée se voit relégué du côté des gagnants de l’Histoire.

Dans ce monde inversé, ceux-là mêmes qui prétendent redonner la parole aux dominés dénient aux Juifs la liberté de se raconter. On hurle à la réappropriation dès qu’un homme parle d’une femme ou un valide d’un handicapé, mais on somme les Juifs de parler d’eux-mêmes avec les mots de leurs ennemis – au sens le plus fort du terme : ceux qui veulent et visent leur annihilation.

Et les mêmes qui militent contre la réification des identités figent le Juif dans une case. Les mêmes qui refusent les essentialismes réduisent le sionisme à un péché originel. Les mêmes qui dénoncent les violences systémiques justifient ou minimisent celles qui ciblent les Juifs – au nom de la lutte, du contexte, de la cause toujours toute puissante – pour tout se permettre.