GRAND ENTRETIEN – Après la prise de Damas, les rebelles djihadistes, dont le groupe HTC, mené par Mohammed al-Joulani, s’efforcent de soigner leur image auprès de l’opinion publique occidentale. Or l’Europe et les États-Unis ne doivent pas sous-estimer le danger qu’ils pourraient représenter, alerte le chercheur spécialiste du djihadisme*.
Par Martin Bernier
Hugo Micheron Fabien Clairefond
* Docteur en sciences politiques et maître de conférences à l’École des affaires internationales de Sciences Po, Hugo Micheron a reçu le prix Femina essai et le prix du livre de géopolitique pour son dernier ouvrage, « La Colère et l’Oubli. Les démocraties face au jihadisme européen » (Gallimard, 2023). Il est aussi l’auteur du documentaire « Djihad sur l’Europe » (Arte).
LE FIGARO. – Les rebelles islamistes de HTC qui ont fait chuter Bachar el-Assad et leur chef, Mohammed al-Joulani, sont présentés comme des djihadistes d’al-Qaida repentis. Est-ce une opération de communication ou s’agit-il d’une conversion sincère ?
HUGO MICHERON. – Il est à peu près impossible de juger de la sincérité d’un personnage comme Mohammed al-Joulani en si peu de temps. Il sera donc jugé sur ce qu’il fera à partir de maintenant. Toutefois, nous avons tendance à accepter très vite des éléments de communication comme étant des faits probants. Or il faut souligner plusieurs éléments sur lesquels on passe un peu rapidement dans le débat public. Si on fait un rapport coûts/risques, nous devrions a minima être sceptiques et prudents face à al-Joulani, qui est un politique et un communicant très habile. Et, à l’inverse, nous avons énormément à perdre si nous nous précipitons à croire en la transformation profonde d’un djihadiste patenté en un nouvel homme fort qui, à croire certains portraits, serait presque un dictateur éclairé.
Al-Joulani n’est pas l’islamiste du coin : il a un pedigree long comme le bras et a fait toutes ses preuves au plus haut niveau dirigeant djihadiste. Il est entré dans le mouvement en 2003, au tout début du djihad en Irak, et il a côtoyé une partie de l’état-major de Daech dans les prisons américaines en Irak. Ensuite, il a été envoyé en Syrie par Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique d’Irak, à une époque où il n’y avait pas de djihadistes en Syrie. Très tôt, dès 2011-2012, il a monté la première tête de pont djihadiste dans la Syrie en proie à la guerre civile ; il a ainsi fait partie des premiers à tenter de djihadiser la révolution syrienne.
De ce point de vue, il a probablement contribué à retarder la chute du régime car cette dimension djihadiste a permis aux Russes et au régime de Bachar el-Assad d’exercer une répression phénoménale contre l’ensemble de l’opposition syrienne. La responsabilité des djihadistes dans le chaos qui a suivi en Syrie est donc importante, et al-Joulani a été le premier d’entre eux.
Assez rapidement, il a essayé de djihadiser la révolution syrienne et de syrianiser le djihadisme pour enraciner son mouvement dans les territoires syriens sous son autorité
Une scission parmi ces djihadistes est devenue ensuite Daech, une organisation à cheval entre la Syrie et l’Irak, tandis qu’al-Joulani est resté dans une logique strictement syrienne. Assez rapidement, il a essayé de djihadiser la révolution syrienne et de syrianiser le djihadisme pour enraciner son mouvement dans les territoires syriens sous son autorité. Il y est parvenu en plusieurs temps à partir de 2016 et du début de la défaite de l’État islamique, avec le soutien indirect de la Turquie. Depuis 2020, il attendait son heure, qui devait venir avec l’affaiblissement des soutiens iraniens et russes.
C’est ce qui s’est produit au cours des derniers mois et a permis son succès en si peu de temps.
Entre-temps, la collection al-Joulani automne-hiver 2014 a été remplacée par la collection al-Joulani automne-hiver 2024 : il a troqué le turban pour un treillis, il a un peu taillé sa barbe et il a surtout changé d’éléments de langage. Mais ce n’est pas la première fois qu’on a ce genre de tentative dans l’histoire des mouvements islamistes. Il faut a minima voir cela comme une forme de djihadisme syrien. Certes, il est plus évolué que celui de l’État islamique et moins brutal, mais son bilan à Idlib est peu reluisant.
Il a stabilisé la zone avec la protection aérienne turque, mais il a mis en place un système qui repose sur une vision salafiste rigoriste de la charia. Ce n’est pas la traduction exclusiviste et sanguinaire qu’en propose Daech, mais c’est un fondamentalisme salafiste indiscutable avec une tolérance très relative pour les chrétiens : ils ne sont pas persécutés comme sous l’EI mais doivent payer la jizîa, l’impôt religieux, les carillons sont interdits de sonner, et les droits limités.
C’est un acteur islamiste de toute évidence extrêmement habile. Il a survécu et s’est adapté à bien des tempêtes mais il est cohérent dans son positionnement depuis une décennie de syrianniser le djihadisme sans s’attirer les foudres de Washington
C’est un système qui est très loin des bases d’un modèle multiconfessionnel syrien exprimé en 2011, et qui a pu exister en Syrie avant l’arrivée du clan Assad. Il ne faut pas enjoliver le bilan d’al-Joulani et il faut se garder de vouloir voir en lui un homme nouveau. C’est un acteur islamiste de toute évidence extrêmement habile. Il a survécu et s’est adapté à bien des tempêtes mais il est cohérent dans son positionnement depuis une décennie de syrianniser le djihadisme sans s’attirer les foudres de Washington. En revanche, ce n’est pas la première fois en Europe qu’on a tendance à croire des promesses de modération de la part d’acteurs très radicaux. Et peut-être faut-il s’abstenir cette fois-ci, car nous avons trop tendance à basculer de l’hystérisation au déni en matière d’islamisme.
Y voyez-vous un parallèle avec l’attitude des talibans en Afghanistan, qui au moment de s’emparer du pouvoir assuraient qu’ils avaient changé ?
Le parallèle avec les talibans peut être intéressant. Évidemment, on ne parle pas du tout des mêmes mouvements : les contextes, les leaders et les pays sont très différents. Le contexte en Syrie est beaucoup plus complexe et politique que le terrain afghan, et la diversité religieuse est plus grande. Mais il est vrai que les talibans sont revenus au pouvoir en août 2021 dans des conditions similaires : ils ont fait face à un régime armé, notamment sous le patronage américain, et il s’est effondré en quelques semaines.
Il y a un certain nombre de parallèles, avec les Russes en Syrie dans le rôle des Américains en Afghanistan, à commencer par la façon dont on a raté les reconfigurations « à marée basse » des groupes islamistes qui ont reconstitué une assise territoriale, une base de soutien dans le pays, et qui étaient suffisamment équipés pour se lancer à l’assaut de leurs ennemis. Dans les deux cas, les régimes se sont écroulés dès que le soutien des puissances étrangères a faibli.
L’autre élément de comparaison, c’est qu’après avoir pris le pouvoir les talibans ont multiplié les discours et les réunions à Doha pour expliquer qu’ils avaient changé. C’était d’autant plus surprenant de leur part que les talibans étaient composés littéralement des mêmes hommes. Ils sont même allés jusqu’à expliquer qu’ils allaient faire des gouvernements « inclusifs », utilisant des mots-clés de la presse libérale américaine.
L’argument clé des talibans a été de dire qu’avec eux le pays serait mieux tenu parce qu’ils avaient coupé les liens avec le djihadisme international
Tout cela pour toucher superficiellement une opinion publique qui n’attendait qu’une chose : qu’on lui explique qu’il n’y aurait pas d’attentat et qu’elle pouvait détourner son attention de Kaboul. L’argument clé des talibans a été de dire qu’avec eux le pays serait mieux tenu parce qu’ils avaient coupé les liens avec le djihadisme international. En l’espèce, cela s’est révélé totalement faux puisque Zawahiri, le chef d’al-Qaida, logeait dans l’appartement de l’aide de camp du ministre de l’Intérieur des talibans !
Surtout, ce qu’il faut avoir en tête pour la Syrie, c’est que l’arrivée des talibans a galvanisé tous les réseaux de Daech et que l’EI-K (État islamique au Khorassan, ndlr) reconstitué n’a jamais été aussi puissant en Afghanistan qu’aujourd’hui. Et on sait qu’ils ont planifié des attentats en Russie, en Iran, en Turquie, et qu’ils ont tenté d’en organiser à plusieurs reprises en Europe.
On observe enfin dans la communication d’al-Joulani et de son groupe une stratégie semblable à celle des talibans. L’idée est qu’il ne faut surtout pas alerter l’Occident et notamment les États-Unis
En ce qui concerne la Syrie, nous n’avons aucune certitude sur le fait que HTC sera capable de contrôler le pays. Le pays n’est pas tombé entre leurs mains : c’est Damas qui est tombé et tout l’axe structurant qui va de Damas à Alep en passant par Homs et Hama. Mais la côte n’est pas encore conquise, et c’est là que sont réfugiées la plupart des minorités plus ou moins loyales au régime, à commencer par les Alaouites. Y aura-t-il reddition ou des combats et des exactions dans cette
région ? D’autre part, l’Est syrien n’a pas été touché non plus. Or c’est dans cette région, avec l’Ouest irakien, que des sanctuaires djihadistes se sont développés deux fois au cours des deux dernières décennies.
On observe enfin dans la communication d’al-Joulani et de son groupe une stratégie semblable à celle des talibans. L’idée est qu’il ne faut surtout pas alerter l’Occident et notamment les États-Unis, en évitant toute forme de provocation anti-occidentale, en disant explicitement qu’ils ont coupé les liens avec le terrorisme international, et en évitant tous les exemples fâcheux du type kidnapping ou persécution des chrétiens.
En s’abstenant ainsi, ils disposent de beaucoup de marge de manœuvre. Al-Joulani a tiré un certain nombre de leçons de Daech et il n’est pas le seul. Cela ressortait des échanges que j’ai eus avec des djihadistes en prison : eux-mêmes, alors qu’ils étaient membre de l’EI, expliquaient que Daech avait fait une grande erreur en s’attirant les foudres des Américains beaucoup trop tôt, en décapitant un journaliste américain, James Foley, en multipliant les harangues contre Barack Obama et contre François Hollande. Cela, ils l’ont compris, avait précipité la défaite de Daech. Le temps d’action d’al- Joulani n’est donc pas le temps de l’analyse politique en ce moment : il pense à un, dix, quinze ans. Nous devons envisager cela dans les commentaires actuels.
En Syrie, faut-il s’attendre à des affrontements entre les différents groupes djihadistes rivaux que sont notamment HTC et Daech ?
HTC et Daech sont des rivaux très antagoniques et le premier a pris une revanche symbolique très forte sur le second. Il y a un mimétisme assez intéressant qui a été assez peu relevé : en rentrant à Damas, al-Joulani a dit à ses hommes de ne pas prendre les institutions civiles syriennes, de ne pas prendre le palais et de ne pas faire de vidéos. Il a laissé cela aux autres groupes rebelles qui sont allés piller les différents palais présidentiels.
Lui, au contraire, a choisi l’extraordinaire mosquée des Omeyyades, joyau absolu de l’architecture damascène, pour faire un discours qui, dans sa mise en scène, empruntait à la communication d’al- Baghdadi à la mosquée al-Nouri de Mossoul lors de la proclamation de l’État islamique. Mais dans une mosquée beaucoup plus importante puisque, dans l’eschatologie musulmane, le minaret blanc de la mosquée de Omeyyades est le lieu d’où redescendra l’Antéchrist le jour de la fin des temps et où se jouera une partie décisive de la victoire des pieux. Quand on connaît les références que mobilisent ces groupes, ce n’est pas anodin que cet homme se rende à la mosquée des Omeyyades pour faire un discours sur le retour de la justice en Syrie.
On peut le lire de bien des manières différentes. Ceux qui ne veulent pas voir en lui un islamiste diront qu’il n’y a rien de mal et que sa tenue à la Che Guevara parle pour lui. Les autres, sensibles à la symbolique qu’al-Joulani maîtrise parfaitement, comprendront qu’il y a peut-être aussi un message plus fort encore qu’il passe ainsi à certains groupes islamistes. Car s’il est vrai qu’il y a des groupes moins radicaux que le sien, al-Jalouni a aussi des groupes beaucoup plus radicaux que le sien autour de lui. Il est exposé à des pressions des deux côtés. Et, généralement, celle des radicaux est plus menaçante.
Dans cette situation qui pourrait les toucher indirectement, de quels leviers d’actions disposent l’Europe et les États-Unis ?
Le jeu est très ouvert pour les États-Unis. Trump rêve d’une espèce de « super méga deal » au Moyen-Orient qui pourrait régler à la fois les questions iranienne, israélo-palestinienne et désormais syrienne. Les choses avancent à une telle vitesse qu’on ne peut pas l’exclure, mais cela semble très dur. Pour le reste, Trump n’a pas l’intention de réinvestir des troupes au Moyen-Orient et c’est ce qu’ont bien compris les groupes comme HTC.
Le scénario le plus probable est donc d’observer un phénomène d’endormissement des Américains, qui se concentreraient sur l’Iran et la défense d’Israël et déserteraient le terrain syrien, permettant ainsi les grandes manœuvres des autres puissances régionales et des groupes non étatiques
C’est pour cette raison qu’ils se gardent bien de produire un discours qui puisse éveiller l’attention des États-Unis. Le scénario le plus probable est donc d’observer un phénomène d’endormissement des Américains, qui se concentreraient sur l’Iran et la défense d’Israël et déserteraient le terrain syrien, permettant ainsi les grandes manœuvres des autres puissances régionales et des groupes non étatiques.
Les Européens auraient beaucoup plus de raisons et d’intérêts que les États-Unis à suivre la situation de près, déjà pour prévenir un retour des djihadistes de Daech dans la région. Mais avec les Européens, c’est un peu toujours la même chose : il y a vingt-sept objectifs et vingt-sept stratégies différentes, et ces objectifs et stratégies nationales évoluent tous les six mois. L’Europe a pourtant des ressources, mais sa capacité à se transcender pour devenir un acteur géopolitique ne peut pas se jouer uniquement sur les questions économiques et migratoires.
Elle doit se jouer aussi sur le plan de la politique étrangère et de la projection d’une puissance européenne à part entière. L’angle sécuritaire pourrait être une première approche de cette crise mais il ne suffira pas, il faut refaire de la politique. Sur ce sujet, les Européens ont quand même beaucoup de connaissances : il ne faut pas désespérer.