Génocide : retour sur une controverse

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Par Georges Bensoussan

L’opinion publique israélienne estime, à 70% (en juin 2025), qu’il faut terminer cette guerre, libérer les otages et accepter la proposition de l’Égypte de reprendre en main la reconstruction de Gaza avec, à la clé, une démilitarisation du territoire et une relève politique qui exclurait le Hamas. La majorité de l’opinion est convaincue que la pression militaire jusqu’au-boutiste n’aboutira à rien. Récemment, l’ancien chef du Conseil national de sécurité d’Israël rappelait qu’une opération militaire sans but politique réaliste, c’était un bourbier assuré. Plus sévère encore, l’ancien Premier ministre et ancien ministre de la Défense Ehoud Barak déclare – le 3 juin 2025 dans le Financial Times, en visant Netanyahou – que cette guerre est désormais « une guerre politique […] déguisée en impératif sécuritaire ».

Yahya Sinouar, chef du Hamas, désirait ce chaos en espérant le plus de morts possible côté palestinien, dans le but d’isoler l’État d’Israël. Il souhaitait entraîner l’État juif dans ce qu’en Occident on nomme une « riposte disproportionnée », sans comprendre que la « riposte disproportionnée », c’est pour l’État juif l’autre nom de la dissuasion.

Le critère de l’intentionnalité
La convention du 9 décembre 1948 rappelle qu’un génocide, c’est d’abord un objectif : tuer 11 millions de Juifs, tel est le but assigné à l’appareil répressif nazi le 20 janvier 1942 à Wannsee. La réalité d’un génocide, c’est ensuite le rythme effrayant des tueries : plus de 10 000 morts par jour au Rwanda par des « moyens artisanaux ». Plus de 800 000 morts en trois mois.
« L’emploi à tort et à travers du mot « génocide » dévalorise la réalité à laquelle il renvoie. »
Les trois génocides avérés du XXe siècle furent tous les trois commis par une armée contre des civils. Nous avons affaire ici à un conflit armé entre une organisation terroriste et une armée nationale. Si une guerre peut accompagner un génocide (l’Arménie et la Shoah), toute guerre n’est pas pour autant génocidaire, de même que les destructions matérielles, quelle que soit leur ampleur (cf. Berlin et Tokyo en 1945), ne sont pas synonymes d’un génocide. Quant à l’intentionnalité, motivation fondamentale du génocide, où est-elle ici, mises à part les déclarations de deux ou trois responsables israéliens après le 7 Octobre ? Pourquoi l’État d’Israël, et lui seul, devrait-il être plus exemplaire en matière de moralité, comme si cette exigence supérieure dissimulait a contrario une volonté de mise à l’encan ?

Selon le Hamas – qui reconnaît avoir perdu entre 20 000 et 25 000 de ses combattants –, 30 000 civils gazaouis (sur 55 000 victimes, mais ce chiffre est invérifiable) auraient été tués en 600 jours de guerre. Le bilan est terrible. Mais pas davantage que celui de Mossoul et Raqqa pilonnées par la coalition occidentale anti-Daech en 2016. Qui ne serait meurtri de ce bilan humain, conjugué au spectacle de cette dévastation ? Pour autant, ni ce bilan ni ces destructions ne constituent par eux-mêmes une situation génocidaire, ou alors les mots ont perdu leur sens. Et, semble-t-il, à dessein. Car dans quelle situation de génocide a-t-on vu une population déplacée sans fin au lieu d’être exterminée ? L’organisation d’une campagne de vaccination contre la poliomyélite ? Et des génocidaires négocier une trêve avec leurs victimes ?

Projet génocidaire du Hamas
L’emploi à tort et à travers du mot « génocide » le démonétise et dévalorise la réalité à laquelle il renvoie. En banalisant l’emploi de ce terme comme en accusant l’État juif de commettre un génocide à Gaza, on retourne contre les Juifs une culpabilité trop lourde à porter. Or ce concept juridique est l’arme absolue d’une mise à mort symbolique. Comme l’enseignèrent jadis le communisme et le nazisme, un mensonge martelé sans fin se transforme en vérité. Si, dans un premier temps, l’accusation formulée à l’encontre de l’État juif avait provoqué chez beaucoup un haussement d’épaules, cette assertion, à force d’être répétée, a fait douter le public de bonne volonté à juste titre ébranlé devant la dévastation de ce territoire. Pour autant, l’inversion orwellienne du réel (« l’amour c’est la haine », dans 1984) est ici saisissante quand cette imputation de génocide voisine avec les déclarations des dirigeants du Hamas comme avec la charte de ce mouvement. L’État d’Israël est accusé, mais ce sont les chefs du Hamas qui déclarent – à l’instar de l’un des fondateurs du mouvement, Khalil Koka – que « Dieu a rassemblé les Juifs en Palestine non pas pour leur offrir une patrie, mais pour y creuser leur tombe et débarrasser le monde de leur présence polluante ». Ghazi Hamad, membre du bureau politique du Hamas, déclare, le 24 octobre 2023 : « Israël est un pays qui n’a pas sa place sur notre sol. Nous devons éliminer ce pays […], il faut y mettre fin » Question du journaliste : « Est-ce que cela signifie la destruction d’Israël ? » Réponse : « Oui, bien sûr. L’existence d’Israël est… illogique. » De son côté, Ismaël Haniyeh assure, depuis Doha, le 1er novembre 2023 : « Il y aura d’autres 7 Octobre jusqu’à ce qu’Israël disparaisse. »

Le Hamas est bien porteur d’un projet génocidaire, comme l’a montré le mode opératoire du 7 octobre 2023. Il n’en fait pas mystère. Sa charte – rendue publique en août 1988 et revue en 2017 – stipule dans son article 18 que « la création d’Israël est entièrement illégale » et précise dans son article 20 que « le Hamas rejette toute alternative à la libération complète et achevée de la Palestine, du fleuve à la mer ».

« Nazification » d’Israël
En décembre 2023, l’accusation de génocide était venue de l’Afrique du Sud, qui déposait une requête en ce sens devant la Cour internationale de justice. Le pays, alors en pleine débâcle économique, avec un tiers de sa population au chômage, aurait reçu un soutien financier coordonné par l’Iran et le Qatar. Mais surtout, en matière de génocide, il s’était montré peu regardant lorsqu’il refusait, en 2015, d’arrêter et d’extrader le président soudanais Omar el-Béchir, impliqué au premier chef dans le génocide du Darfour (300 000 morts).

Mais l’accusation était déjà prégnante lors de la deuxième Intifada lorsque, le 25 mars 2002 à Ramallah, le Prix Nobel de littérature 1998, le Portugais José Saramago, déclarait : « Ce qui arrive en Palestine est un crime que nous pouvons stopper. Nous pouvons le comparer à ce qui est arrivé à Auschwitz. » Et à ceux qui objectent « l’absence de chambres à gaz », Saramago répond : « Ça viendra. » Et son confrère l’écrivain chilien Luis Sepulveda de renchérir : « À Auschwitz et Mauthausen, à Sabra, Chatila et Gaza, sionisme et nazisme se donnent la main. »

La nazification de l’État d’Israël (et du sionisme) est en fait presque aussi ancienne que l’État juif lui-même. Pour rappel, c’est le 10 novembre 1975 que l’assemblée générale des Nations unies adopte la résolution 3379 assimilant le sionisme à une forme de racisme (texte révoqué en 1991). Et c’est en septembre 2001, en marge de la conférence mondiale de Durban contre le racisme, qu’un forum réunissant 6 000 ONG vote une résolution qualifiant Israël d’« État raciste coupable d’actes de génocide ».

Dans le même temps, la nazification d’Israël est monnaie courante dans le monde arabe. En 2002 est publié Le Manifeste judéo-nazi d’Ariel Sharon ou Les origines du génocide actuel des Palestiniens, un opuscule de 64 pages attribué à l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon. Inversement, si les Israéliens sont des nazis, les terroristes du 7 Octobre, assassins d’enfants et de civils désarmés, ne sont ni plus ni moins que les combattants du ghetto de Varsovie, comme l’écrit l’historien libanais Gilbert Achcar, dès le lendemain d’un massacre qu’il qualifie d’« acte de bravoure quasi-désespéré […]. La dernière contre-offensive de Gaza fait plutôt penser au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 ». Le même Achcar publie en mai 2025 un ouvrage sobrement intitulé : Gaza, génocide annoncé.

La nazification d’Israël paraît particulièrement marquée à l’extrême droite. Sept jours seulement après les massacres des kibboutzim et du festival Nova, le néonazi américain David Duke (dont les ouvrages sont traduits en arabe) parle de « génocide sioniste à Gaza ». C’est l’hebdomadaire français d’extrême droite Rivarol qui, depuis le 7 octobre 2023, titre régulièrement sur le « génocide à Gaza » ou l’« épuration ethnique de la Palestine ». Comme ce 10 janvier 2024, où figurait en couverture : « Cynisme sioniste : derrière le génocide de Gaza se dessine le projet du canal Ben Gourion ».

Cette nazification est également le fait des négationnistes, à l’instar de Robert Faurisson, chez qui la Palestine est un thème récurrent. Plus en amont, c’est dès 1948 que Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach (fusillé en 1945 pour intelligence avec l’ennemi), parle de « génocide israélien » contre les Arabes. Dans sa revue Défense de l’Occident, à propos d’un grave événement israélo-jordanien survenu dans un village, il titre en novembre 1953 : « Kibya, Oradour arabe ». Quatorze ans plus tard, l’ancien collaborateur belge (et idéologue néofasciste) Jean Thiriart assure, lui, que « ce qui a été reproché aux Allemands de 1933-1945, les Israéliens le répètent avec le cynisme présomptueux d’un peuple enivré de trois mille ans de messianisme ».

Généalogie de la haine
Aujourd’hui, l’antisionisme a quitté le domaine de l’histoire pour devenir un symptôme, la forme démocratiquement dicible de la paranoïa antisémite (Vladimir Jankélévitch). Non qu’il faille accuser d’antisémitisme toute critique de l’État d’Israël. Tant s’en faut. Mais cette systématisation passionnelle dans l’accusation de génocide n’a plus grand-chose à voir avec une analyse rationnelle de la réalité. Quand l’indignation est à ce point sélective, quand la pratique du double standard devient une habitude, quand in fine ce qui se murmure c’est une petite musique de mort qui délégitime l’État juif avec l’objectif que l’on devine, nous ne sommes plus dans l’histoire, ni même dans le champ du politique, mais dans celui d’une passion dont les effets meurtriers se révéleront un jour ou l’autre.

L’accusation de génocide prend le relais de celle de déicide. Au crime suprême des sociétés religieuses a succédé le crime absolu des sociétés sécularisées, une abjection qui, dans les deux cas, vous exclut de l’espèce humaine. Jadis saignant les enfants non juifs lors de meurtres rituels et empoisonnant les puits véhiculant la « peste noire » (en 1348), les Juifs, grimés en Israéliens, sont désormais des génocidaires avérés. Ainsi se déplace le signe paria de l’univers religieux au monde sécularisé, mais l’économie psychique est de même nature, la logique d’exclusion est identique, du peuple paria à l’État nazifié.

Un État plongé dans une guerre qui lui a été imposée par un ennemi qui détient en otages, depuis six cents jours, une cinquantaine des siens (et dont la moitié seraient morts). De quel État a-t-on exigé qu’il ravitaille des combattants ennemis dispersés au sein d’une population civile en détresse coincée entre la terreur du Hamas qui l’affame en dérobant à son profit l’aide alimentaire et sa haine éradicatrice du Yahoud (Juif) ? Comment entendre cette difficulté à accepter une complète souveraineté politique des Juifs, et, en miroir, ne pas comprendre que la démonisation du sionisme portée successivement par tous les courants des anti-Lumières (du nazisme au communisme et à l’islamisme) menace notre héritage démocratique ?