GRAND ENTRETIEN
L’ancien ambassadeur de France en Israël, où il fut en poste d’août 2019 à juillet 2023, revisite les traumatismes collectifs suscités par le massacre du 7 Octobre et analyse les raisons de l’isolement d’Israël dans un Occident mis sous pression du « Sud global », des islamistes et des décolonialistes woke.
LE FIGARO. – Quel a été l’impact du drame monstrueux du 7 Octobre sur la psyché collective israélienne et la vision du monde d’Israël ?
Éric DANON. – Israël fait face à quatre traumatismes collectifs qui découlent de cette attaque, en plus des drames individuels atroces qu’ont connus les victimes du massacre. Le premier est un choc symbolique lié au fait que le Hamas ait traversé la frontière pour venir y massacrer des civils. Ce massacre, qui révèle clairement une
intention génocidaire, brise l’une des idées qui ont présidé à la création d’Israël et qui est qu’Israël existe pour que ce type d’événement ne puisse plus se produire ! Tout à coup, Israël n’est plus un refuge absolu. Les Juifs n’ont plus d’endroit parfaitement sûr dans le monde et la question devient : où aller ? Partir ou rester ? Le 7 Octobre remet ainsi Israël dans l’histoire longue et multimillénaire de l’op pression du peuple juif. Le deuxième traumatisme collectif vient de la vision de la jouissance des terroristes éprouvée à tuer des Juifs de façon aussi barbare.
La déshumanisation de l’autre ?
Oui, et la jouissance de cette inhumanité ! Dans les images filmées par les terroristes eux-mêmes, on voit un des tueurs téléphoner à sa mère pour se vanter des dix personnes qu’il a déjà tuées, on voit les viols et le démembrement des corps. Et cette jouissance prise à couper et à ouvrir des corps, à les martyriser est insoutenable. Il faudrait parler du rapport aux corps, et notamment à celui des femmes et ce serait long à expliquer, mais la manière d’ouvrir les corps qui y apparaît, remonte à la vieille mystique moyenâgeuse de la théologie de la substitution, selon laquelle on va pouvoir trouver à l’intérieur ce que le Juif a et que je n’ai pas, et pourquoi il est le peuple élu et pas moi.
Le troisième traumatisme vient un peu plus tard. Quand les Israéliens constatent ce qu’est la haine antisémite dans le monde. Dès le 8 octobre, on se déchaîne contre les Juifs, y compris sur le thème « bien fait pour vous » ! Pour les jeunes israéliens de 20 ans, qui se croyaient à l’abri, parfois dans leur bulle au milieu du Moyen-Orient, cette libération de la parole antisémite est un choc redoutable. Non seulement le souvenir de la Shoah ne protège plus les Juifs de l’antisémitisme, mais Israël se voit accusé désormais d’être génocidaire par une espèce d’inversion classique de la victimisation.
L’acceptation de ce « récit » n’est-il pas possible en raison de la crise de culpabilité de l’Occident, mis en accusation pour son passé colonial ? Du coup, Israël devient le dernier avatar de ce colonialisme.
C’est plus fort que la culpabilité – qui se soigne. C’est la honte – qui, elle, ne se soigne pas. La honte d’avoir laissé faire la Shoah, d’avoir laissé les Juifs face au nazisme.
Mais le monde a changé. Aujourd’hui, dans l’idéologie qui s’impose, « le mal absolu » n’est plus la Seconde Guerre mondiale ni la Shoah, c’est le colonialisme. À ce titre, l’Occident en général et l’Europe en particulier se retrouvent en position d’accusé car il a bâti une partie importante de sa richesse sur son expansion coloniale. Et Israël se voit dénoncé comme le dernier produit de cette expansion coloniale. Le tout est
accompagné d’une remise en cause des valeurs universelles des Lumières, ramenées au rang de valeurs relatives mises en exergue par l’Occident pour favoriser sa prééminence.
La figure du Palestinien n’est plus celle d’un individu « local » qui se bat pour sa terre, mais une figure emblématique d’une résistance globale à la mondialisation vécue comme une occidentalisation du monde. Il fut un temps où Arafat figurait sur les tee-shirts au même titre que Che Guevara
Éric Danon
Dans cette accusation de l’Occident, la figure du Palestinien change dans les quinze dernières années. Il n’est plus un individu « local » qui se bat pour sa terre, mais une figure emblématique d’une résistance globale à la mondialisation vécue comme une occidentalisation du monde. Il fut un temps où Arafat figurait sur les tee-shirts au même titre que Che Guevara. Mais comme il n’y a plus de chef emblématique palestinien, c’est le drapeau palestinien qui s’impose comme symbole, servi en France à toutes les sauces, des manifestations contre les retraites aux matchs de foot.
Comment les Israéliens ont-ils pu subir un tel ratage face au Hamas ?
Il y a eu une faille sécuritaire, car on a envoyé les soldats à l’est en Cisjordanie au lieu de les placer au sud. Mais il y a eu aussi une faute politique, parce que le gouvernement de Netanyahou avait coupé toute relation avec les Palestiniens, sans parler du mépris et du racisme insupportables de certains ministres suprémacistes religieux. À tel point que nos étudiants à l’Institut français de Gaza nous disaient : « Dans ces conditions, nous n’avons plus rien à perdre. »
Mais justement, vous qui avez vu cette évolution, comment voyez-vous les responsabilités des uns et des autres. Clairement, les Israéliens les ont bloqués dans un huis clos avec le Hamas. Mais, d’un autre côté, les Palestiniens n’ont- ils pas raté la chance de développer Gaza quand les Israéliens sont partis ?
Bien entendu. Il faut bien voir que les Gazaouis, depuis 2005, n’ont eu que le Hamas pour les diriger. Des générations ont été éduquées sous leur règne, et les oppositions, réprimées. S’est développée l’idée que si le Hamas n’était pas aimé, c’était malgré tout la force principale capable de se battre contre les Israéliens. Même chose chez certains Libanais chrétiens avec le Hezbollah. N’oublions pas que les Gazaouis ont salué l’attaque du 7 Octobre.
Si la population soutient de tels crimes, comment peut-on aller aux négociations et penser trouver des interlocuteurs ?
C’est presque impossible aujourd’hui. On a vu à la Cour de justice internationale que les juges retenaient une phrase du président Herzog, qui dit qu’il n’y a pas « de Gazaoui innocent » pour fonder l’accusation de volonté de génocide. Mais le président Herzog n’a jamais pensé pour autant qu’il fallait tous les tuer ! Il parlait de leur soutien au Hamas mais n’a jamais été génocidaire ! La seule tentative génocidaire, c’est celle du Hamas. Si l’armée et la population israélienne ne les avaient pas arrêtés, les soldats du Hamas auraient tué tout le pays. On a bien eu affaire à une razzia à vocation génocidaire. Certes, on voit parfois un Gazaoui dire à travers son portable : « Sauvez-nous du Hamas. » Mais la question est de savoir si ceux-là sont majoritaires ou minoritaires.
Le problème est d’autant plus complexe que le rapport à Israël touche à la construction de l’identité palestinienne. Jusqu’à 1963-1964, on a des tribus, des clans, mais pas de peuple. C’est Yasser Arafat qui décide de faire peuple. Et il décide de réunir les Palestiniens autour de l’objectif de récupérer la terre d’Israël, autour d’un système combattant. Mais ils perdent la guerre ! N’ayant d’autre ciment, les Palestiniens vont se mettre dès lors à se construire une identité mimétique de celle des Juifs, qui vivent à côté d’eux et ont réussi à avoir un pays. Ils le font sur la base de leur statut de réfugiés et aussi sur l’idée qu’ils sont des victimes quoi qu’il arrive, utilisant « la Naqba » comme image de la catastrophe.
Ce qui se passe aujourd’hui est une merveilleuse opportunité historique, car l’Occident n’arrive plus à se défendre contre le wokisme et son équivalence des récits. Il est attaqué par l’islamisme radical et violent qui mine nos sociétés
Éric Danon
Puis ils vont utiliser Gaza pour affirmer la thématique du ghetto, allant même jusqu’à dire que c’est pire que le ghetto de Varsovie. Il leur manquait quelque chose, le récit du génocide, car c’est ainsi qu’ils peuvent compléter le récit d’une nation mimétique de la nation juive. Et le pire, c’est que cela marche. C’est un panneau émotionnel dans lequel tombe le monde. Il s’agit d’établir une équivalence avec les souffrances du peuple juif, puis de dénigrer la légitimité d’Israël en miroir, en l’accusant de génocide. De même que le drapeau palestinien devient le symbole de la bataille contre le colonialisme occidental, de même le récit d’un génocide palestinien par les Juifs crée le plus formidable moyen de faire vaciller les certitudes de l’Occident quant au peuple élu.
Derrière votre démonstration, il y a une question centrale qui sous-tend tout ça : la question des faits, de la réalité de ce récit. Le panneau émotionnel fonctionne car il devient désormais très difficile de discerner le vrai du faux dans notre monde en silo.
Exactement, les Palestiniens sont servis par l’époque. Ce qui se passe aujourd’hui est une merveilleuse opportunité historique, car l’Occident n’arrive plus à se défendre contre le wokisme et son équivalence des récits. Il est attaqué par l’islamisme radical et violent qui mine nos sociétés. Mais il ne semble plus apte à se défendre, États-Unis y compris.
Les Américains n’ont pourtant pas de large minorité musulmane qui influence le discours politique.
Non mais ils ont eu le 11 Septembre, leurs désastres en Irak et ailleurs… Et nous, en Europe, avons bien du mal à réagir. Car en géopolitique, la démographie gagne toujours. En France, nous avons la plus grosse communauté juive d’Europe (près de
500.000), mais aussi la plus grande communauté musulmane d’Europe (probablement entre 8 millions et 10 millions).
N’assiste-t-on pas précisément à une importation du conflit israélo-palestinien, qui pèse sur les décisions de politique étrangère, car la société française se communautarise ?
Oui, bien sûr. Il faudrait arriver à désigner l’islamisme radical comme notre principal ennemi. Mais le président de la République fait du « en même temps ». Il se dit aux côtés d’Israël le 7 Octobre, puis affirme qu’Israël « tue trop de femmes et d’enfants ». Il ne participe pas à la manifestation du 12 octobre, avant finalement de tenir la seule cérémonie à la mémoire des victimes qui a été organisée au monde. Il s’inclut dans une coalition militaire de défense d’Israël contre l’Iran mais appelle deux mois plus tard à cesser les livraisons d’armes à ce pays.
En géopolitique, la démographie gagne toujours. En France, nous avons la plus grosse communauté juive d’Europe (près de 500.000), mais aussi la plus grande communauté musulmane d’Europe (probablement entre 8 millions et 10 millions)
Éric Danon
Et il le fait, énorme maladresse, deux jours avant la date éminemment sensible du 7 Octobre, en utilisant le sujet extrêmement délicat de l’embargo sur les armes, comme l’avait fait de Gaulle face à Ben Gourion en 1967. Le président n’a plus prise sur la guerre et la paix, ni sur Netanyahou. Il s’invente une cohérence d’ONG, celle d’un lien entre cessez-le-feu et embargo sur les livraisons d’armes à Israël. Alors que la cohérence stratégique lie notre lutte contre l’islamisme radical et l’action d’Israël en ce sens, même si la méthode de Netanyahou peut être critiquée.
Que faudrait-il faire ? Laisser Israël rétablir un rapport de force et en arrière- plan préparer le moment où il faut s’arrêter pour mettre en place une stratégie régionale avec les pays arabes ?
« Le moment où il faut s’arrêter », c’est notre rationalité. Mais Netanyahou ne fonctionne pas comme ça. Il a une responsabilité dans ce qui est arrivé le 7 Octobre. La seule façon pour lui de ne pas sombrer dans les oubliettes de l’histoire avec une commission d’enquête, c’est de dire aux Israéliens : « Oui, nous avons fait des erreurs mais en détruisant largement les proxys de l’Iran, je vous rendrai un pays dans une situation sécuritaire meilleure qu’avant le 7 Octobre. »
Le gouvernement Netanyahou était tout près d’un grand rapprochement israélo- saoudien à la veille du 7 Octobre. Une fois le Hamas et le Hezbollah durablement affaiblis, est-ce que Netanyahou ou son successeur ne seront pas en mesure de faire une ouverture vers les pays arabes qui poussent les Palestiniens à la paix ?
Bien sûr, l’histoire n’est pas écrite. Le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) (l’homme fort de l’Arabie saoudite, NDLR) a ralenti le processus de normalisation de son pays avec Israël mais ne l’a pas figé. Sauf qu’il inclut désormais la reconnaissance d’un État palestinien comme condition sine qua non de cette normalisation. Il s’oppose en cela à d’autres pays arabes qui, eux, ne souhaitent pas la fin du conflit tant la cause palestinienne les aide à se maintenir au pouvoir.
Les États arabes ont toujours eu une responsabilité éminente, sinon première, dans le fait que les Palestiniens sont toujours privés d’un État. Ils ont notamment fait échouer la négociation Barak-Arafat en 2000, alors que les Palestiniens auraient pu récupérer 97 % du « territoire palestinien »
Éric Danon
Le roi Hassan II du Maroc disait que « la cause palestinienne est l’aphrodisiaque des nations arabes ». Et le rejet d’Israël est souvent le dernier lien politique entre leurs gouvernements, qui ne s’apprécient guère entre eux. Les États arabes ont toujours eu une responsabilité éminente, sinon première, dans le fait que les Palestiniens sont toujours privés d’un État. Ils ont notamment fait échouer la négociation Barak-Arafat
en 2000, alors que les Palestiniens auraient pu récupérer 97 % du « territoire palestinien ». De ce point de vue, les Palestiniens sont les éternels perdants de l’histoire, ce qui mène à la victimisation dont je parlais à l’instant.
Que veut aujourd’hui la majorité palestinienne en Cisjordanie ?
J’ai posé la question à mes étudiants palestiniens : « Que voulez-vous vraiment ? » Ils m’ont dit sans hésiter : la fin de l’occupation, de l’humiliation, une égale dignité pour tous. Ils ont parlé de famille, de travail, de maisons. L’un a montré Jérusalem par la fenêtre et dit : « On veut vivre comme eux ! » Je leur demande : « Vous ne voulez pas un État ? » Et le délégué de la classe a répondu : « Je ne veux pas forcément un État, je veux surtout un avenir. » L’idée de l’État palestinien leur convient bien sûr; mais ce n’est pas l’essentiel, car ils n’en ont jamais eu. Depuis qu’ils ont quelque chose qui y ressemble, puisque l’OLP a décrété un État palestinien, ils voient de la corruption et un système mafieux du Fatah et des islamistes. Or ils veulent vivre. On pourrait bâtir là-dessus, mais il faudrait les encadrer pendant une trentaine d’années, le temps de faire changer les mentalités.
Un travail colossal…
Oui, que personne ne veut mener, à part sans doute MBS et, selon le modèle éprouvé dans le Golfe, qui consiste à envoyer les jeunes les plus prometteurs dans les meilleures universités du monde avec mission d’apprendre à gérer un pays. Après cinquante ans d’application de cette « méthode », vous avez Dubaï d’un côté et la bande de Gaza de l’autre… MBS pense que ce modèle est reproductible. Il est prêt à y participer. Mais il sait que les Palestiniens auront besoin d’une transition d’environ trente ans. Le temps de chasser les islamistes, de démanteler l’UNRWA qui les empêche de s’émanciper et les éduque à la haine, de montrer concrètement aux Palestiniens qu’ils ne sont pas condamnés à rester dans l’impasse, d’amener tous les États arabes à reconnaître Israël… Il faudra voir après la guerre si MBS souhaitera toujours s’impliquer et réinventer quelque chose de complètement oublié par la diplomatie moderne : le protectorat.
Un protectorat saoudien ?
Sous un autre nom et dans une forme beaucoup plus moderne et légère que les protectorats anciens, bien sûr !
Vous présentez MBS comme une force de modernité mais il a lui aussi ses religieux wahhabites, sa politique répressive…
Il est un des rares dirigeants arabes à penser une certaine modernité de l’islam. Arrivera-t-il pour autant à entrer dans l’histoire comme celui qui contribuera à régler le conflit ? Ce n’est pas gagné bien sûr, mais nous avons tout intérêt à l’aider.