C’est la surprise de ce printemps. Contre toute attente, le climat glacial des relations entre les États-Unis et l’Iran s’est brutalement réchauffé. De retour à la Maison-Blanche, Donald Trump avait d’abord rétabli sa politique de sanctions – connue sous le nom de « pression maximale » – contre la République islamique, et renforcé la présence militaire américaine au Moyen-Orient, en déployant notamment six bombardiers B-2 sur l’île de Diego Garcia. Mais le président américain a surpris son monde en annonçant, le 7 avril, la tenue de négociations directes avec l’Iran – les premières en dix ans – afin que Téhéran n’acquière pas la bombe atomique.
Et à la surprise générale, ces pourparlers, organisés samedi 12 avril à Mascate par l’intermédiaire du sultanat d’Oman et dirigés côté américain par l’envoyé spécial de Trump pour le Moyen-Orient Steve Witkoff, et côté iranien par le ministre des Affaires étrangères Abbas Araghchi, se sont achevés sur une note favorable. De part et d’autre, les deux parties ont salué des discussions « positives », et ont convenu de se retrouver à nouveau en fin de semaine au même endroit pour reprendre les négociations.
Discussions « positives »
« La discussion directe qui a eu lieu entre Abbas Araghchi et Steve Witkoff, à la fin du premier round de négociations à Mascate, montre que les deux parties ont eu une évaluation positive du sérieux de l’autre », estime dans une interview au Point Hossein Mousavian, ancien négociateur iranien sur le nucléaire, aujourd’hui spécialiste du dossier à l’université américaine Princeton. « Les deux parties ont présenté le cadre et les axes principaux de leurs revendications, et à la fin des discussions, elles sont arrivées à la conclusion qu’il était possible de négocier. »
Le ton de la rencontre s’explique notamment par la relative ouverture dont aurait fait preuve l’administration Trump sur l’avenir du programme nucléaire iranien, en contradiction avec l’annonce selon laquelle il souhaitait son démantèlement pur et simple. « La discussion avec les Iraniens portera essentiellement sur deux points cruciaux », a déclaré Steve Witkoff à Fox News lundi soir. « Le premier concerne la vérification de l’enrichissement de l’uranium. Comme vous l’avez mentionné, [les Iraniens] n’ont pas besoin d’enrichir à plus de 3,67 % […] Donc il s’agira surtout de vérification sur le programme d’enrichissement, et, enfin, la vérification de la militarisation, ce qui inclut les missiles, le type de missiles qu’ils ont stockés là- bas, ainsi que le mécanisme de déclenchement d’une bombe. »
Problème, le seuil de 3,67 % correspond précisément à la limite fixée par l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) de 2015, conclu sous l’administration Obama par l’Iran et les grandes puissances (États-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni, France et Allemagne). Or, convaincu qu’il s’agissait du « pire accord jamais négocié » par les États-Unis, Donald Trump s’en est unilatéralement retiré en mai 2018 alors que la République islamique le respectait, selon les multiples rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique publiés de 2015 à 2018.
« Surréaliste »
Depuis, l’Iran s’est progressivement affranchi de ses obligations en matière de nucléaire, et accumule aujourd’hui environ 274,8 kg d’uranium enrichi à 60 %, soit plus de quarante fois la limite autorisée par le JCPOA. À un taux d’enrichissement de 20 %, l’uranium peut être utilisé pour la production d’isotopes médicaux, ainsi que pour la propulsion navale et les réacteurs de recherche. Mais à 90 %, le combustible nucléaire atteint le seuil nécessaire pour la production d’une bombe atomique. D’après les services de renseignement occidentaux, il faudrait aujourd’hui deux semaines à l’Iran pour produire assez de matière fissile pour obtenir une bombe atomique, ce que l’on appelle le « breakout time ». Viendraient ensuite les phases de miniaturisation de la charge nucléaire et de vectorisation sur un missile, qui lui prendraient entre un et deux ans.
« La situation a quelque chose de surréaliste au regard de la posture d’intransigeance initialement affichée », s’étonne David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques (éditions L’Harmattan). « Non seulement le niveau d’uranium proposé par Steve Witkoff revient peu ou prou à l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, mais avec en plus le refus de Téhéran de se dessaisir du stock d’uranium enrichi à 60 % qu’il ne possédait pas auparavant en le maintenant à l’intérieur du pays. »
La ligne de négociation de l’administration Trump a été définie la veille des pourparlers d’Oman par Steve Witkoff dans une interview au Wall Street Journal :
« Je pense que notre position commence par le démantèlement de votre programme. C’est notre position aujourd’hui », a-t-il déclaré le 11 avril au quotidien américain. « Cela ne signifie pas, d’ailleurs, que nous ne trouverons pas d’autres moyens de parvenir à un compromis entre les deux pays. » Et l’envoyé spécial américain pour le Moyen-Orient de conclure : « Là où se situera notre ligne rouge, il ne peut y avoir de militarisation de votre capacité nucléaire. »
Justement, la République islamique a toujours officiellement démenti chercher la bombe atomique, bien qu’elle ait caché à plusieurs reprises à la communauté internationale, par le passé, l’existence de sites d’enrichissements nucléaires souterrains. « La doctrine nucléaire de l’Iran est fondée sur le rejet de la bombe atomique, assure Hossein Mousavian. Voilà pourquoi, dans les négociations, l’Iran n’a pas de problème à accepter les inspections et la transparence concernant son programme nucléaire. Par souci de bonne foi, et de manière volontaire, il peut même accepter certaines restrictions sur l’enrichissement d’uranium, comme un enrichissement à faible niveau, ajoute l’ancien négociateur iranien. À condition toutefois que les États-Unis respectent les droits nucléaires de l’Iran conformément au Traité de non-prolifération (TNP) et lèvent les sanctions liées au nucléaire. »
Maîtres du jeu d’échecs
À entendre les experts du nucléaire iranien, la faiblesse de la position américaine tient notamment dans le profil de son négociateur en chef, un avocat et ami de longue date de Donald Trump qui a fait comme lui fortune dans l’immobilier et ne maîtrise pas la subtilité du dossier, contrairement à ses interlocuteurs iraniens, des diplomates chevronnés qui ont déjà participé aux négociations qui ont abouti à l’accord sur le nucléaire de 2015.
« Steve Witkoff reconnaît lui-même qu’il ne maîtrise pas la dimension technique du problème, juge David Rigoulet-Roze. Il bénéficie juste de la confiance du président américain, dont il est proche et est missionné pour rendre possible un accord. Mais il n’a pas les qualifications du secrétaire d’État Marco Rubio ni du Conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz qui sont davantage
considérés comme des « faucons » sur cette question ultra-sensible et prônent un démantèlement complet du programme nucléaire iranien sur le modèle libyen. Or, face à Witkoff se trouvent des maîtres du jeu d’échecs dont les Iraniens sont les concepteurs. Ces derniers souhaitent certainement jouer la montre en faisant même miroiter à Donald Trump, pourtant président du “grand satan”, la perspective des possibilités offertes par le marché d’un pays de 85 millions d’habitants. »
La relative souplesse dont font preuve les États-Unis à l’égard de l’Iran inquiète leurs alliés européens, qui n’ont été consultés qu’à la marge sur les discussions d’Oman, alors qu’ils sont parties prenantes du JCPOA et discutent depuis plusieurs mois avec la République islamique, avec comme moyen de pression le
« Nous serons vigilants avec nos amis et partenaires britanniques et allemands à ce que les négociations qui pourraient s’engager soient bien conformes à nos intérêts de sécurité s’agissant du programme nucléaire iranien qui présente pour le territoire français et européen une menace significative », a ainsi averti lundi le chef de la diplomatie française Jean-Noël Barrot, conscient que les Européens se retrouvent, comme sur l’Ukraine, écartés des discussions avec l’Iran.
« Ligne rouge inacceptable » pour Israël
Mais la principale interrogation réside dans la réaction d’Israël, qui considère la menace nucléaire iranienne comme existentielle et a toujours indiqué qu’il n’hésiterait pas à employer la force si aucune solution diplomatique satisfaisante à ses yeux ne permettait d’écarter le risque d’une bombe atomique aux mains de l’Iran. « Le maintien pour l’Iran de capacités résiduelles d’enrichissement d’uranium, qui lui permettrait de reprendre son programme nucléaire dans plusieurs années, serait à nos yeux une ligne rouge inacceptable », estime une source diplomatique israélienne qui a requis l’anonymat. « La seule solution diplomatique acceptable serait de voir le programme nucléaire iranien démantelé et toutes les capacités nucléaires sorties du pays sur le modèle de la Libye. »
Or, l’évocation en Iran du sort de l’ancien guide libyen Mouammar Kadhafi, qui s’est fait renverser en 2011 après s’être débarrassé de son programme d’armes de destruction massive huit ans plus tôt, de même que le destin réservé à l’ex- président irakien Saddam Hussein, détrôné en 2003 après en avoir fait de même au début des années 1990, agit comme un repoussoir à Téhéran où l’on estime que le démantèlement complet du programme nucléaire encouragerait au contraire une invasion étrangère du pays.
« Les Iraniens ont la mémoire longue, ce qui ne semble pas être le cas du président américain défaillant de termes de profondeur historique. Les Iraniens se souviennent de l’attaque de l’Irak de Saddam Hussein et de son recours aux armes chimiques au cours de la guerre, sans condamnation internationale, rappelle David Rigoulet-Roze. Ils considèrent non sans raison qu’ils n’auraient pas été attaqués s’ils avaient disposé de la bombe à l’époque. C’est dire qu’ils entendent aujourd’hui conserver un statut de “puissance du seuil” avec les stocks d’uranium enrichi afférents pour avoir la possibilité de la fabriquer si nécessaire. C’est la quadrature du cercle dans les actuelles négociations. »
En acceptant en revanche de diminuer le taux d’enrichissement d’uranium sur son sol, l’Iran conçoit d’augmenter le « breakout time », le temps qu’il faudrait à l’Iran pour fabriquer une bombe atomique (et non l’utiliser, NDLR). En faisant miroiter à Donald Trump la conclusion rapide d’un accord, comme ce dernier l’a déclaré, la République islamique entend repousser l’hypothèse d’un snapback européen, qui ne pourra être déclenché après le 18 juillet prochain, et éloigner le risque de frappes israéliennes sur les sites nucléaires iraniens.
« Malgré leurs discours virulents et extrémistes, les Israéliens savent très bien qu’ils n’ont pas la capacité de mener une guerre contre l’Iran en l’absence des États-Unis, pointe Hossein Mousavian. Ils finiront par accepter un accord garantissant que l’Iran ne fabriquera pas de bombe nucléaire. » À moins que, rappelé à l’ordre par Benyamin Netanyahou et le camp républicain, Donald Trump ne durcisse ses positions sur un « deal » avec la République islamique.
C’est en tout cas le sens de la dernière intervention en date de son envoyé spécial pour le Moyen-Orient. « L’Iran doit cesser et éliminer son programme d’enrichissement et d’armement nucléaires », a écrit mardi sur X (anciennement Twitter) Steve Witkoff, contredisant ses propres propos tenus la veille.