RÉCIT – Le 9 janvier 2015, Amedy Coulibaly tuait quatre personnes dans une épicerie de la porte de Vincennes. Une plaie qui reste béante pour la communauté juive, cible de haine encore aujourd’hui.
Apposée à l’entrée de l’Hyper Cacher, la plaque commémorative passe facilement inaperçue. Peu de clients y jettent d’ailleurs un œil au moment d’entrer dans la supérette. Le souvenir de l’attaque antisémite survenue il y a dix ans n’en reste pas moins vif et douloureux. Le 9 janvier 2015, alors que la France est encore sous le choc de l’attentat contre Charlie Hebdo perpétré deux jours plus tôt, la même barbarie s’abattait sur cet établissement de la porte de Vincennes, dans le 20e arrondissement de Paris.
Vers 13 heures, le terroriste islamiste Amedy Coulibaly faisait irruption dans le commerce. Se réclamant de l’État islamique et exprimant son antisémitisme, il tuait sur-le-champ trois personnes avant de prendre en otage dix-sept autres, dont l’une sera abattue peu après par l’assaillant. La veille, ce délinquant converti à l’islam radical avait déjà semé la mort à Montrouge, au sud de Paris, en abattant froidement Clarissa Jean-Philippe, agent de police municipale, d’une balle de kalachnikov dans le dos. La police à ses trousses, le tueur avait pris le lendemain le chemin de la porte de Vincennes.
Sur le mur extérieur de l’Hyper Cacher figurent les noms des quatre victimes de Coulibaly : Philippe Braham (45 ans), Yohan Cohen (20 ans), Yoav Hattab (21 ans) et François-Michel Saada (63 ans).
« François-Michel Saada était un ami de mes parents. Il était venu faire ses courses, ce jour-là. Averti qu’il ne fallait pas pénétrer dans le magasin, il a aussitôt fait demi-tour et a été abattu de plusieurs balles dans le dos », confie Deborah, une habitante de Saint-Mandé, commune qui jouxte l’établissement.
Après cette attaque, achevée par l’intervention du Raid et la mort du djihadiste lors de l’assaut, cette mère de famille de 37 ans a déserté durant des mois le magasin. « Je ne pouvais plus parcourir les rayons, le climat était trop lourd », raconte-t-elle en promenant ses trois jeunes enfants dans le quartier. Depuis, elle fréquente de nouveau l’épicerie, tenue par une nouvelle équipe. « Celle qui était là lors de l’attentat est partie. C’était trop dur pour eux », lâche Ayach, le nouveau gérant, peu enclin à en dire davantage.
« Ma mère a reçu le message suivant : “Sale Juive, on aura ta peau !” »
À la douleur de ce souvenir s’ajoute le désarroi dans lequel est plongée toute une communauté depuis l’offensive du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023. Deborah et son mari, Jonathan, ont envisagé de rejoindre Israël cette année. Avant d’y renoncer. « Ce serait trop compliqué d’aller vivre dans un pays en guerre », souffle le père de famille. Comme beaucoup, le couple a choisi d’inscrire ses enfants dans des écoles juives. Une maigre protection dans ce climat de haine qui règne depuis plus d’un an. Dans le quartier, injures, agressions et menaces sont quotidiennes.
« Ma mère, qui est avocate, a reçu un courrier avec le message suivant : “Sale Juive, on aura ta peau !”. Des lames de rasoir avaient été glissées dans l’enveloppe », rapporte Deborah. « Un jour pour acheter une robe de soirée, je suis allée dans un magasin tenu par un musulman. Il a fait barrage en me disant : “On n’a pas votre taille” », confie Jennifer. « On m’a aussi traité de sale juive dans le métro. Alors je ne le prends plus, poursuit la jeune femme de 31 ans, prête à ôter la mézouza sur la porte de son foyer. Mon mari a refusé. Même s’il ne porte pas la kippa, il refuse de se cacher. » Dimanche dernier, le quartier a une nouvelle fois été pris pour cible. Des étoiles de David ont été taguées sur des bâtiments à proximité de l’Hyper Cacher. Des tags et une croix gammée ont également été découverts ces derniers jours sur la synagogue de Rouen. La même qui avait été incendiée au printemps dernier.
De l’eau de javel dans le jus de raisin et le vin
Cette atmosphère délétère qui règne en proche banlieue est de la capitale est à l’image de ce qui se produit ailleurs dans le pays, touché par une montée spectaculaire de l’antisémitisme. Le nombre d’actes contre la communauté juive, qui avait explosé après l’attaque terroriste du 7 Octobre (1 676 faits en 2023), est resté très élevé en 2024 (plus de 1 500 recensés au 30 novembre 2024).
Certains ont fait la une de l’actualité, comme l’incendie de la synagogue de La Grande-Motte (Hérault), le 24 août dernier, par un Algérien radicalisé de 33 ans, drapeau palestinien autour de la taille, ou le viol à caractère antisémite d’une enfant de 12 ans deux mois plus tôt à Courbevoie (Hauts-de-Seine). Dans une note portée à la connaissance du Figaro, la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT) évoque d’autres faits, moins médiatisés mais tout aussi terribles.
Chaque fois que la communauté juive est prise pour cible, au lieu de bénéficier d’un soutien, les agressions contre elle montent d’un cran.
Yonathan Arfi, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)
Balayant les actes antisémites du premier semestre 2024, les auteurs du document s’attardent notamment sur deux tentatives d’homicide à caractère antisémite. Le 29 janvier 2024, une baby-sitter s’en est prise à une famille juive en versant de l’eau de javel dans des bouteilles de jus de raisin et de vin déjà ouvertes. La mousse produite par ce cocktail mortifère avait heureusement mis en alerte la famille. Le 12 février à Paris, un individu attaquait au couteau un homme. Cible d’insultes antisémites de la part de son agresseur qu’il connaissait depuis l’enfance, la victime était grièvement blessée.
« Chaque fois que la communauté juive est prise pour cible, au lieu de bénéficier d’un soutien, les agressions contre elle montent d’un cran. Cela s’est vérifié en 2012 après la tuerie survenue à l’école Ozar Hatorah à Toulouse et après celle à l’Hyper Cacher en 2015. Mais après le 7 octobre 2023, la vague antisémite a été d’une ampleur bien plus grande », constate Yonathan Arfi, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).
Pour Emmanuel Abramowicz, membre du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA), les politiques portent une indéniable responsabilité. « Il y a ceux qui, du côté de LFI, ont mis en place un discours de propagande où il s’agit de défendre les opprimés à Gaza et de se mettre ainsi du “bon côté” de l’histoire pour justifier des actes antisémites, déplore-t-il. Et il y a ceux qui n’interviennent pas assez pour barrer la route à tous ces actes et propos. Depuis quand, en France, avons-nous eu une manifestation organisée par la gauche sans qu’on y voie flotter des drapeaux palestiniens ? »
Du discours pro-Gaza à l’antisémitisme
Ce discours pro-Gaza fait aujourd’hui dangereusement basculer une partie de la jeunesse dans l’antisémitisme, s’alarme Yonathan Arfi : « Depuis la Shoah, on vivait avec l’idée que l’antisémitisme était un archaïsme qui allait disparaître avec les jeunes générations. Or, pour la première fois, ces dernières sont devenues plus perméables à ce fléau », estime-t-il. Durant l’année scolaire 2023-2024, dans les premier et deuxième degrés, 1 670 actes à caractère antisémite – tels que des insultes, violences verbales ou physiques – ont ainsi été recensés. Des faits qui ne donnent pas lieu à des plaintes et qui, pour la plupart, viennent s’ajouter aux 1 676 autres recensés en 2023 à travers le pays. « Que seront ces jeunes une fois adultes ? », s’interroge Emmanuel Abramowicz, inquiet de voir cette haine imprégner les esprits de toute cette génération.
Les universités sont, elles aussi, confrontées à cette montée de l’antisémitisme. Et ce, même si la mobilisation autour de Gaza a quelque peu faibli, selon Yossef Murciano, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). « Des élèves commencent à en avoir assez des blocus et on assiste à une forme de retour à la normale. Mais pour maintenir la pression autour du conflit, les slogans se radicalisent. Celui que l’on connaît, “De la rivière à la mer”, pour nier Israël, est remplacé depuis plusieurs mois par un autre : “Globaliser l’intifada”. Il s’agit, en d’autres termes, d’importer en France des actes de violence contre les Juifs tenus pour responsables de la situation au Proche- Orient », décrit le responsable de l’UEJF, qui redoute une aggravation des passages à l’acte.
Pour Aurore Bergé, toutes ces agressions doivent être désormais comptabilisées. La ministre, qui a annoncé vouloir faire de l’université son « chantier prioritaire », a par ailleurs confirmé la relance des assises de lutte contre l’antisémitisme. Après un premier rendez-vous en mai dernier, elles pourraient se tenir le 13 février prochain, date anniversaire de la mort d’Ilan Halimi, torturé et tué par le «gang des barbares » en 2006.