De Suez à Ormuz, quand les détroits font trembler l’économie mondiale

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Charles Serfaty
CHRONIQUE. Régulièrement, les Iraniens menacent de bloquer le détroit d’Ormuz, par lequel transitent 20 % du pétrole mondial. Mais la leçon de Suez devrait les en dissuader.

La « guerre des douze jours » entre Israël et l’Iran aura au moins eu le mérite de rappeler une vérité géoéconomique : quelques kilomètres d’eau peuvent faire vaciller l’économie planétaire. Pendant que les missiles sifflaient au-dessus du Moyen-Orient, une angoisse bien plus prosaïque étreignait les marchés pétroliers. Et si Téhéran bloquait le détroit d’Ormuz ?

Les chiffres donnent le vertige : 20 millions de barils transitent quotidiennement par ce goulet d’étranglement, soit un cinquième de la consommation mondiale de pétrole. Quand les rumeurs ont commencé à se répandre qu’une attaque se préparait, le cours du baril d’or noir a augmenté de plus de 10 %, atteignant même un pic à 80 dollars au plus fort du conflit (+ 20 %). L’Iran agitait alors la menace d’un blocage de ce petit passage de seulement 50 kilomètres de large entre son territoire et le sultanat d’Oman.

Ormuz, le verrou de l’or noir
Même si certains experts doutent de la capacité des forces de la république islamique à bloquer totalement le détroit, on peut rappeler que des houthis du Yémen voisin, nettement moins bien armés, ont réussi à virtuellement bloquer l’accès à la mer Rouge. L’Iran pourrait sans doute limiter le trafic à Ormuz.

La particularité d’Ormuz est que c’est la voie unique de sortie pour le pétrole et le gaz naturel liquéfié du golfe Persique. L’Arabie saoudite dispose, certes, d’un oléoduc de contournement pour passer du golfe Persique à la mer Rouge, capable de transporter 5 à 7 millions de barils par jour – mais les ports de sa côte ouest ne sont pas dimensionnés pour de tels volumes, et, d’après l’agence internationale de l’énergie, les chemins alternatifs sont limités. Un blocage d’Ormuz aurait privé le monde d’environ 20 % de son approvisionnement pétrolier – même l’activation des gisements américains ne suffirait pas à éviter un doublement des prix. Un indéniable pouvoir de nuisance !

Les leçons de Suez
L’histoire du Moyen-Orient offre un parallèle instructif. En 1967, après la guerre des Six Jours, l’Égypte du président Gamal Abdel Nasser a fermé le canal de Suez pendant neuf longues années. Ce canal, rêvé par les saint-simoniens du XIXe siècle et achevé en 1869 sous la houlette de Ferdinand de Lesseps, incarnait alors le « mariage entre Occident et Orient ». La noce fut rompue symboliquement par Nasser, pour des raisons militaires – le canal faisait partie de la ligne de front avec les Israéliens, victorieux de l’Égypte – mais aussi politiques. L’objectif était aussi de faire pression sur la communauté internationale. Avec 1,2 milliard de barils transitant annuellement vers l’Europe – plus d’un tiers de la consommation pétrolière continentale –, sa fermeture aurait dû provoquer un séisme sur les marchés. Surprise : le prix du baril n’augmenta que de 2 %, passant de 3 à 3,07 dollars (25 dollars actuels) au moment de la crise. La raison ? Le pétrole était, à cette époque, si bon marché que contourner l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance ne ruinait personne.

Les vraies victimes ne furent pas les financiers, mais des États : Israël, la Jordanie, la Syrie, mais aussi le Pakistan et l’Inde auraient chacun perdu l’équivalent de 5 à 10 % de leur PIB à cause de la réduction du commerce induite par ce blocage, selon l’économiste américain James Feyrer. Ces pays proches de la mer Rouge ont en effet vu augmenter la distance à parcourir en navire pour leurs échanges : leur commerce s’effondra, ce qui provoqua un ralentissement de leur croissance jusqu’à la réouverture du canal de Suez en 1975. Les effets pour l’Europe, moins concernée, étaient en revanche assez faibles.

Paradoxalement, la principale victime de ce blocus fut… l’Égypte. Elle se privait des recettes du canal. Les conséquences sur son commerce se firent sentir, même si elles sont dures à distinguer des effets de la guerre, et, surtout, elle ne réussit pas à s’attirer le soutien de la communauté internationale contre son rival. Tout au juste de Gaulle fit-il sa fameuse remarque sur le « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur », qui, bien qu’elle vexât beaucoup de monde en Israël, n’offrit aucun avantage à l’Égypte. En résumé, l’Égypte avait un pouvoir de nuisance, mais sa tentative ratée permit de se rendre compte que les Américains et les Européens ne dépendaient pas tant que cela du canal de Suez, car il leur était possible de le contourner pour leurs importations de pétrole.

L’Iran, prisonnier de sa géographie
Aujourd’hui, l’Iran se trouve dans une position très différente de celle de Nasser en 1967, même si elle peut sembler comparable sur le papier. Maître d’un verrou géostratégique majeur, il ne peut s’en servir sans se condamner lui-même. Bloquer Ormuz équivaudrait à un suicide économique et géopolitique : la Chine, contrainte de chercher d’autres approvisionnements plus coûteux, retirerait son soutien ; les autres puissances du Golfe, privées de leurs débouchés, se coaliseraient contre Téhéran. De surcroît, l’économie iranienne, dépendante du détroit et de ses exportations énergétiques, s’effondrerait. Cette impuissance explique pourquoi Téhéran a finalement accepté la trêve proposée par le président américain Donald Trump et s’est contenté de faire des rodomontades publiques. Incapable d’utiliser de manière crédible son pouvoir de nuisance géographique, il a dû battre en retraite.

La vraie guerre commerciale
Ironiquement, les houthis yéménites, moins bien dotés que l’Iran, répliquent l’œuvre de Nasser depuis quelques mois. Leurs attaques de drones et actes de piraterie ont réduit de 70 % le trafic dans le détroit de Bab el-Mandeb depuis janvier 2024, forçant à nouveau le commerce mondial à contourner l’Afrique. Malgré un accord entre les houthis et Trump, les compagnies maritimes rechignent à emprunter la route de la mer Rouge et de Suez. Pourtant, au-delà des retards créés par les premiers mois de perturbation, les marchandises chinoises ont continué d’affluer vers l’Europe, malgré l’activisme des houthis – la voie de Bonne-Espérance a remplacé celle, plus courte, de Suez.

Une chronique signée Charles Serfaty