Madjid Zerrouky
Beyrouth, envoyé spécial
Le groupe armé Hayat Tahrir Al-Cham, qui se définit désormais comme un mouvement islamiste révolutionnaire syrien, est aux avant-postes de la conquête d’Alep et veut donner des gages pour être retiré des listes d‘organisations terroristes.
« Les Kurdes syriens ont le droit de vivre dans la dignité et la liberté, comme tous les autres Syriens. Dans la future Syrie, nous pensons que la diversité sera notre force, et non une faiblesse. » Inimaginable il y a quelques années, le communiqué, traduit en anglais, a été rédigé, le 2 décembre, par Hayat Tahrir Al- Cham (HTC), l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaida, dont les hommes ont été aux avant-postes de la conquête d’Alep. Quelques heures plus tard, HTC, qui se définit désormais comme un mouvement islamiste révolutionnaire syrien, accordait un libre passage aux Unités de protection du peuple (YPG) kurdes, leur permettant de se replier vers leur bastion du Nord-Est syrien.
Une façon de se dissocier des groupes rebelles proturcs, actionnés par Ankara et passés à l’offensive contre les forces du Rojava, l’entité kurde liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc. Et une nouvelle occasion de donner des gages de pragmatisme à l’Occident dans l’espoir d’être retiré de la liste des organisations terroristes : une condition sine qua non pour espérer un jour accéder au pouvoir à Damas, l’objectif ultime de l’organisation et de son chef, Abou Mohammed Al-Joulani.
Aux Aleppins qui craignent naturellement les visées fondamentalistes de HTC et n’ont pas oublié ses exactions passées, Abou Mohammad Al-Joulani a répondu, dès le 29 novembre, en appelant ses combattants de ne pas « instiller la peur chez [leur] peuple de toutes les confessions » : une main tendue aux minorités, notamment les chrétiens, encore plusieurs milliers en ville. Consciente que le poids démographique infime des minorités ne peut en aucun cas lui faire de l’ombre et de tout l’avantage qu’il y a à gagner, en matière d’image, à les ménager, l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaida avait même ouvert un timide dialogue avec les chrétiens de la région d’Idlib, son bastion, pour peu que ces derniers n’affichent pas leur appartenance confessionnelle : les croix ont été retirées des églises, lesquelles ne peuvent faire sonner leurs cloches.
« Tout le monde change »
« Tout le monde change, HTC aussi. Ils savent qu’ils vont être jugés et que, pour s’attirer un soutien public, ils ont besoin d’agir différemment. Mais je ne crois pas en ces assurances qu’ils donnent aux civils ou à leurs partenaires à Alep. Ils l’ont déjà fait à Idlib puis se sont retournés contre tout le monde. Je ne leur fais pas confiance, ils gardent une mentalité très autocratique », craint néanmoins Rim Turkmani, chercheuse à l’unité de recherche sur les conflits et la société civile à la London School of Economics and Political Science.
A la tête de HTC, Abou Mohammed Al-Joulani, 40 ans, a, lui, depuis longtemps troqué son turban pour un austère uniforme et une casquette, lui donnant un faux air de révolutionnaire cubain. Interviewé pour l’émission « Frontline », diffusée sur la chaîne américaine PBS, en février 2021, il arborait même un blazer bleu marine et une chemise soigneusement boutonnée. Une façon théâtrale d’ancrer l’idée qu’il a rompu avec la nébuleuse djihadiste internationale liée à Al-Qaida ou à l’organisation Etat islamique (EI) et avec ses anciens mentors.
Loin de l’été 2011, quand, avec une poignée d’hommes, il s’était infiltré en Syrie depuis l’Irak à la demande d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le futur « calife » de l’EI, pour y créer le Front Al-Nosra. Devenue branche d’Al-Qaida en Syrie, l’organisation signe son entrée dans la guerre civile naissante dans la fureur et le sang, à grand renfort d’attentats-suicides et d’exactions. Après la prise de la ville d’Idlib, en 2015, aux côtés d’autres groupes armés, l’intervention de l’armée russe au secours du régime de Bachar Al-Assad et les frappes occidentales contre l’EI convainquent l’ambitieux chef d’Al-Nosra de se débarrasser de cette encombrante étiquette pour préserver ses troupes. Le divorce avec l’internationale djihadiste fondée par Oussama Ben Laden est officiellement prononcé l’année suivante.
Donner des gages
Depuis, HTC n’a cessé de lisser son image pour donner des gages aux Occidentaux qui le qualifient de « terroriste » et à des pays arabes qui n’en pensent pas moins, tout en consolidant son pouvoir et en éliminant ses rivaux, pour bâtir un proto-Etat dans la partie du Nord-Ouest syrien qu’il contrôle. Renonçant au djihadisme transnational au profit d’une variante nationaliste, l’organisation mue au fil du temps en une entité aux allures de technocratie salafiste zélote. La façade civile (le « gouvernement de salut national »), avec ses ministères et ses services publics que les hommes d’Al-Joulani façonnent, n’a qu’une vocation, celle de lancer HTC à la conquête du pays et de consolider son monopole politique et économique.
« Chaque projet [civil] réalisé est un pas en avant en direction de Damas, d’Alep et du reste du pays », affirmait Abou Mohammad Al-Joulani en 2022. « HTC et ses membres cherchent, en réalité, à monopoliser divers secteurs de l’économie. Ils ont pris des participations dans des secteurs tels que la finance, les postes-frontières, l’énergie, Internet, les médias et la publicité, les télécommunications, l’agriculture », décrit le chercheur Aaron Y. Zelin, auteur de The Age of Political Jihadism. A Study of Hayat Tahrir Al-Sham (« l’âge du djihadisme politique, une étude de Hayat Tahrir Al-Cham », Rowman & Littlefield, 2023, non traduit). Au jour le jour, le groupe délègue son autorité aux notables pieux d’Idlib et à la classe moyenne éduquée, non sans avoir évincé sans ménagement les conseils locaux révolutionnaires des premières années de l’insurrection.
Il est encore tôt pour juger les premiers pas au pouvoir du groupe islamiste dans Alep, la deuxième ville du pays. « Mais si HTC cherche à administrer une ville démographiquement diversifiée, contrairement à un hameau plus petit et culturellement plus conservateur dans le Nord-Ouest, il devra adapter son idéologie à une population locale plus cosmopolite », écrivent Hassan Hassan et Michael Weiss, auteurs de EI. Au cœur de l’armée de la terreur (Hugo Doc, 2015). Pas sûr, si elle s’y tient sur la durée, que cela suffise à inciter les pays occidentaux à réviser leur jugement vis-à-vis de l’organisation. « Ce qui se passe en Syrie est le résultat de l’action de Bachar Al-Assad, a réagi, le 1er décembre, Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis. Mais nous craignons que Hayat Tahrir Al-Cham, classé comme groupe terroriste, ait un rôle à jouer dans ce qu’il s’y passe. »
Madjid Zerrouky (Beyrouth, envoyé spécial)