Beaucoup espèrent que l’affaiblissement de la milice chiite au Liban sera l’opportunité de reconstruire un État fort.
Par Mayeul Aldebert
Depuis un mois, le drapeau blanc habillé d’un cèdre entouré d’un cercle rouge a fleuri dans les rues d’Achrafié, quartier chrétien de l’est de Beyrouth. Comme chaque année, le principal parti politique chrétien, les Forces libanaises, y déploie son emblème pour commémorer l’assassinat, le 14 septembre 1982, pendant la guerre civile, de son fondateur, Bachir Gemayel.
«Cette fois, avec la guerre, cela permet de délimiter notre territoire», explique Charbel, le gérant d’une galerie d’art du quartier. «Cette guerre est la leur, pas la nôtre». Il pointe du doigt la place des Martyrs, sur laquelle des réfugiés du sud du Liban se sont installés sommairement. «Nous ne voulons pas de réfugiés, ils peuvent être infiltrés par des combattants du Hezbollah», explique à son tour un client de la galerie, riche habitant du quartier.
Depuis le début de l’offensive israélienne dans le sud du pays, un quart du territoire libanais a été évacué par sa population qui cherche à échapper aux bombardements, selon l’agence de l’ONU pour les réfugiés. Les déplacés sont nombreux à avoir trouvé refuge dans les quartiers de l’ouest du centre-ville, installés à même les trottoirs et parfois dans leurs voitures qui encombrent les rues, garées en double file. Achrafié, en revanche, a fermé ses portes. Les écoles n’accueillent pas de réfugiés. De nombreux restaurants ont clos leurs portes. Et les rues sont inhabituellement calmes.
La guerre s’est brusquement rapprochée du quartier chrétien dans la soirée du 10 octobre, quand des frappes israéliennes ont touché l’hypercentre de la capitale. Les quartiers visés, Basta et al-Noueiri, en dehors des fiefs du Hezbollah, sont très densément peuplés et jouxtent Achrafié dont les habitants sont nombreux à avoir entendu, avant l’impact, le sifflement terrifiant du missile.
Achrafié, la « forteresse »
«Nous ne voulons pas connaître la même chose ici», explique Charbel, qui assure tenir à portée de main un pistolet Glock pour se défendre contre d’éventuels réfugiés intrusifs. Il évoque aussi le village chrétien d’Aitou dans le nord du pays, qui a été touché le 14 octobre par une frappe qui visait un immeuble abritant des réfugiés, tuant 22 personnes dont 12 femmes et 2 enfants.
«Achrafié a une symbolique très forte au Liban», explique Pascal Monin, politologue à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. «Pendant la guerre civile, c’était al-Qalaa, “la forteresse”, le lieu de la résistance chrétienne le long de la ligne de démarcation qui séparait Beyrouth en deux.»
L’actuel chef des «FL», Samir Geagea, est sorti d’un rare silence adopté depuis l’attaque des bipeurs contre le Hezbollah le 17 septembre. Il a d’abord appelé le 12 octobre à l’élection d’un président de la République dont le siège est vacant depuis 2022, «seule option» selon lui pour parvenir à un cessez-le-feu entre le Hezbollah et Israël. Fidèle à sa ligne, il a ensuite haussé le ton face au Hezbollah, appelant à mettre fin à son «hégémonie» sans pour autant l’éliminer.
La guerre, «une opportunité»
Député d’une circonscription d’Achrafié et membre du parti Kataëb allié des Forces libanaises, Nadim Gemayel ajoute : «on n’a pas été capable de se libérer du Hezbollah qui a pris en otage le Liban. Les Israéliens s’en chargent aujourd’hui.» Le fils de Bachir Gemayel précise ne pas vouloir faire connaître à la communauté chiite l’humiliation connue par les chrétiens après avoir perdu la guerre civile.
Attablé à la terrasse d’un café de l’emblématique place Sassine, un habitant abonde. Il était autrefois partisan de l’ancien président chrétien Michel Aoun qui conduit depuis 2005 une alliance avec le Hezbollah, principale ligne de clivage politique chez les chrétiens. «J’avais même en fond d’écran de mon téléphone le drapeau jaune et vert du Hezbollah», sourit-il. Il se dit aujourd’hui très remonté contre le mouvement chiite. «J’ai compris qu’il ne s’intéressait pas au Liban et aux chrétiens, et que sa conduite était dictée par l’Iran.»
«Arrogance» du Hezbollah
«L’arrogance du Hezbollah, son lent travail de sape de l’État, et la façon dont il a entravé l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth qui a touché les habitants d’Achrafié et des alentours de plein fouet, a braqué beaucoup de chrétiens contre le mouvement chiite», explique Pascal Monin. À Achrafié, beaucoup ont suivi le mouvement réformiste né des grandes manifestations de 2019 qui réclame la fin du système communautaire et des partis confessionnels. D’autres ont rejoint le camp revitalisé des Forces libanaises, en se détournant souvent de l’alliance de Michel Aoun avec le Hezbollah.
Parlementaire «aouniste» d’Achrafié, Nicolas Sehnaoui n’en démord pas : «On condamne cette guerre que l’on n’a pas choisie, mais on reste avec le Hezbollah contre Israël qui n’est pas l’ami du Liban. Les chrétiens libanais font partie du monde arabe et ne doivent pas être un sous-marin de l’Occident ou d’Israël.»
Comme pour faire taire ces dissonances à la fragile unité nationale qui a d’abord émergé pour faire face à la grave situation humanitaire provoquée par l’offensive israélienne, le numéro deux du Hezbollah, Naïm Kassem, a affirmé lors d’une apparition télévisée : «Nous avons œuvré à construire un Liban uni. Nous vivons ensemble au Liban»… Précisant que le Hezbollah attaquerait «partout l’entité ennemie» en réponse aux bombardements israéliens.