Bruno Tertrais : entre la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, «ce n’est pas du tout un nouveau Pacte de Varsovie»

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ENTRETIEN – Après avoir signé une «déclaration» avec Pékin puis un «accord de partenariat» avec Pyongyang, la Russie fait de même ce vendredi avec Téhéran. La «famille anti-occidentale» se consolide, mais elle demeure un «tissu de relations bilatérales», analyse le directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.

Par Amaury Coutansais-Pervinquière

LE FIGARO.- L’Iran et la Russie signeront ce vendredi un accord de partenariat stratégique global. Que traduit-il ?

Bruno TERTRAIS. – Le «rêve de Primakov» est en passe de devenir réalité. Il y a bientôt trente

ans, Evgueni Primakov, chef du KGB, puis ministre des Affaires étrangères et enfin éphémère premier ministre de Russie, avait théorisé l’alliance naturelle entre la Russie, la Chine, l’Inde mais aussi l’Iran pour contrer la puissance américaine. Elle n’est pas si naturelle que cela au regard de l’histoire, ces pays ayant entretenu des rivalités importantes dans leurs voisinages… Mais cet accord bilatéral est une étape importante dans la consolidation de ce que j’appelle la «famille anti-occidentale».

Consolidation dont un objectif important est de contourner les sanctions occidentales, notamment américaines.

Cet accord était en gestation depuis plusieurs années – avant même l’invasion de l’Ukraine – notamment du fait de l’intervention conjointe de Moscou et Téhéran en soutien de la Syrie à partir de 2015. Et le traité sur les eaux de la Mer Caspienne, signé en 2018 après vingt ans de discussions, avait permis le règlement d’un différend ancien entre les deux pays.

La Russie avait déjà annoncé un tel accord avec la Corée du Nord . Assistons-nous à la structuration juridique d’un nouvel «axe» réunissant Moscou, Pyongyang, Téhéran et Pékin ?

Pas vraiment, car il reste fondamentalement un tissu de relations bilatérales. Il n’y a jamais eu, jusqu’à présent en tout cas, de sommet réunissant les dirigeants de ces quatre pays. Moscou, comme Pékin d’ailleurs, préfère le groupe des BRICS, que Poutine a triomphalement accueilli à Kazan l’an dernier, pour montrer qu’ils dominent un soi-disant «Sud global» contre ce que l’on appelle en Russie «l’Occident collectif». Bref, ce n’est pas du tout un nouveau «Pacte de Varsovie».

Mais sur le plan politico-militaire, cet ensemble a déjà une existence : les semi-conducteurs achetés à la Chine, les drones iraniens, les munitions et surtout les soldats nord-coréens, ont « mondialisé » la guerre d’Ukraine. Quant au partenariat russo-iranien, il ne semble pas qu’il comprenne d’engagement mutuel de défense. Ce ne serait donc pas une alliance militaire formelle, à la différence de celle qui unit désormais, ou de nouveau devrait-on dire, Moscou à Pyongyang. Je serais très étonné par ailleurs que les deux pays envisagent, au-delà de leur coopération nucléaire civile, une coopération dans le domaine nucléaire militaire. C’est l’un des rares sujets sur lesquels la Russie de Poutine a encore des limites. En revanche, dans les domaines aérien, balistique et spatial, la coopération entre les quatre pays est promise à un bel avenir.

En fait, Moscou réactive les anciennes alliances soviétiques : le traité d’amitié entre la Perse et la Russie soviétique, signé en 1921 ; le traité sino-soviétique de 1950 ; le traité avec la Corée du Nord de 1961 ; le traité avec la Syrie de 1980… Avec des fortunes diverses : l’Arménie a quitté l’orbite de sécurité de Moscou, et la Syrie nouvelle ne semble pas pressée d’y revenir…

Peuvent-ils bâtir un ordre international structuré, capable de défier celui bâti après la Seconde Guerre mondiale ou est-ce plutôt une alliance de circonstances ?

La Chine, et la Russie dans une certaine mesure, veulent a minima modeler l’ordre international de telle sorte qu’il ne présente pas une menace pour eux. Le refaire à leur goût, sinon à leur image. Elles pratiquent l’entrisme et l’influence, sapent les piliers de cet ordre et cherchent à éroder les normes sur lesquelles ils sont bâtis, mais jusqu’à présent ces deux pays n’ont pas cherché à bâtir des institutions alternatives de rang mondial. Ni d’ailleurs à contester la suprématie du dollar dans le commerce et la finance internationaux. Ni les BRICS, ni l’Organisation de coopération de Shanghai, ne sont des alternatives à l’ONU ou aux institutions de Bretton Woods (qui fondent l’ordre financier international, NDLR).

Enfin, l’Inde reste un angle mort de cette vision géopolitique : Primakov la voulait aux côtés de Moscou, mais New Delhi a toujours résisté aux sirènes russes. Traditionnellement «non-alignée», l’Inde se veut désormais «multi-alignée». Et très clairement, elle se rapproche davantage de l’Amérique que de la Russie. La Chine est passée par là. L’investissement indien dans la tech et l’intelligence artificielle aussi… Ce n’est pas par hasard que la diaspora indienne a une influence grandissante à Washington.

On peut penser à certains égards aux débuts de la Guerre froide : le monde ressemble en effet quelque peu à celui du début des années 1950. Avec peut-être la guerre d’Ukraine comme grand conflit fondateur, à l’image de celle Corée à l’époque. Et une Amérique qui s’interrogeait, on l’a quelque peu oublié, sur la priorité à donner à sa défense : l’Europe ou l’Asie… ?

Mais avec des différences majeures. La Chine est un concurrent économique de l’Amérique, autrement puissant que ne l’était l’Union soviétique. Et elle est désormais le partenaire dominant du couple sino-russe. Et ce couple n’est pas fondé sur le socle d’une idéologie commune à vocation universaliste. C’est davantage qu’une union de convenance, mais moins qu’un mariage d’amour.

Bref, il ressemble tout autant aux années 1910, celles de la compétition des empires, voire à celui des années 1930, celui de la montée des autoritarismes agressifs. Le soi-disant référendum de rattachement de la Crimée à la Russie n’était pas sans rappeler l’Anschluss. L’accord fondateur entre Pékin et Moscou et la Russie publié en 2022 pouvait faire penser au pacte de non-agression germano-soviétique.

Comment l’Amérique de Donald Trump, investi lundi, envisage-t-elle l’avenir de cet axe ?

Elle sera moins encline que l’administration Biden à mettre en exergue un «axe» de pays hostiles. Certains autour de Trump entretiennent cette vision, celle d’un «Axe des Autocrates», ou de manière plus amusante du «CRINK» (China, Russia, Iran, North Korea). Mais Trump lui-même préfère une politique axée sur le bilatéralisme, j’allais dire «d’homme à homme». L’administration aura sans doute la tentation, récurrente en Occident, de repérer les maillons faibles des relations entre ces groupes.

Mais espérer «détacher la Russie de la Chine», par exemple, serait une vue de l’esprit. L’époque ne se prête pas à une «manœuvre kissingérienne inversée».

Cet axe est-il le dernier clou sur le cercueil de l’hyperpuissance américaine ?

En aucun cas. J’ai toujours dit et écrit que l’Amérique conservait des atouts structurels supérieurs à ceux de ses concurrents : géographiques, démographiques, économiques, monétaires, culturels, linguistiques, etc. Le contexte actuel me conforte dans ce jugement. Alors que la Chine et la Russie s’enfoncent dans une crise démographique grave, c’est l’Amérique qui, avec l’Inde, attire aujourd’hui les capitaux et les investissements, notamment depuis l’Inflation Reduction Act de 2022. Au contraire de l’Europe, hélas.

Existe-t-il une place pour les Européens dans cette recomposition de l’ordre international ?

Bien sûr, et nous ne devons pas négliger nos propres atouts. À commencer par notre puissance commerciale, et le fait que nous parlions d’une seule voix dans ce domaine. N’oublions pas par ailleurs que les GAFAM ont presque autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux.

L’intégration économique et financière entre l’Europe et les États-Unis n’a pas d’équivalent dans le monde.

Mais nous avons trois problèmes structurels : nous sommes une union d’États et non une entité unique ; nous croulons sous les normes et les procédures ; et nous avons choisi, à tort ou à raison, de privilégier la «transition écologique» plutôt que la «transition géopolitique». Notre modèle de développement de l’après-guerre froide reposait sur trois piliers : acheter des hydrocarbures à la Russie, vendre des voitures à la Chine et sous-traiter notre défense à l’Amérique. Aujourd’hui, nous sommes dépendants des Américains pour nos données, dépendants des Chinois pour le passage aux énergies renouvelables, et dépendants de presque tout le monde pour les combustibles fossiles faute d’investissement à temps dans le nucléaire ! Quant à l’avenir de la défense de l’Europe, elle dépendra des choix de Trump… Sans un choc salutaire, nous aurons du mal à jouer le jeu des rapports de force qui s’impose au XXIe siècle.