RÉCIT – Dans la plaine de la Bekaa et au sud du pays, les chiites opposés au «parti de Dieu» subissent la répression des leurs en plus des conséquences de la guerre.
Envoyé spécial au Liban
Avant l’impact, Hussein a entendu le sifflement du missile. Devant sa maison située au cœur de Baalbek, il observait, inquiet, le panache de fumée d’une frappe précédente qui s’élevait juste derrière les ruines antiques de la cité cinq fois millénaire de plaine de la Bekaa, à l’est du pays. En un instant, sous ses yeux, l’immeuble devant lui s’est éventré. « J’ai vu quatre personnes sortir ensanglantées du rez-de-chaussée », raconte-t-il.
Avec sa femme et ses enfants, ce commerçant a donc immédiatement quitté la ville. « Je prie pour que tout cela leur serve de leçon. On est fatigué de souffrir à leur place, d’être en première ligne. » Lui-même chiite, Hussein s’est toujours opposé au « parti de Dieu ». Ce dernier est très implanté dans la partie orientale de la plaine Bekaa qui constitue, avec le Sud Liban et la banlieue sud de Beyrouth, un de ses fiefs au pays du Cèdre. En conséquence, la Bekaa est constamment bombardée par l’armée israélienne depuis le début de son offensive au Liban.
Hussein est allé trouver refuge dans le village chrétien de Kfardebian, sur les flancs du mont Liban. « Ma famille est d’une tribu historique de la Bekaa qui s’est battue dans les années 1990 contre la montée en puissance du Hezbollah à Baalbek », raconte-t-il, évoquant notamment des combats meurtriers contre des membres des gardiens de la révolution, la milice religieuse au service de la théocratie iranienne. « Mais on a perdu », lâche-t-il, alors que deux nouvelles explosions retentissent dans un vacarme qui emplit la vallée.
Avec cette famille, 80 autres habitants chiites de la Bekaa, tous fermement hostiles au Hezbollah, sont venus frapper à la porte de leurs amis chrétiens. Venu du village de Taraya, Ali, journaliste de profession, a lui aussi fui les bombardements qui ont détruit 200 habitations et tué de nombreux « martyrs », raconte-t-il en reprenant à son compte le vocable utilisé par le mouvement chiite pour qualifier ses morts.
«Le Hezbollah est criminel»
« Ces morts sont innocents, justifie-t-il. Mais cela ne change rien au fait que le Hezbollah soit criminel. » Le quinquagénaire explique comment le mouvement est monté en puissance en achetant la population d’abord, et en l’entraînant dans la guerre ensuite. « Ils ont remplacé l’État en offrant des bourses scolaires, des soins, et du travail », dit-il, assurant avoir refusé une de leurs offres dans la puissante chaîne de télévision al-Manar affiliée au mouvement. « Soit on est avec eux et on meurt dans leurs guerres, soit on est contre eux, et on survit comme on peut, car on ne reçoit même pas les aides gouvernementales qu’ils détournent », explique-t-il.
Il affirme aussi que le groupe islamiste est populaire essentiellement chez les plus démunis, et que, d’ailleurs, chaque nouvelle guerre, en créant du besoin, le renforce. Dans quelle proportion ? Une étude parue dans la revue Foreign Affairs en juillet a rapporté que 85% des chiites auraient « confiance » dans le Hezbollah. Mais les opposants chiites affirment généralement qu’au moins un bon tiers de la communauté serait en réalité piégé dans une relation de dépendance.
« Je lutterai de toutes mes forces pour construire un nouveau Liban, loin de celui, piégé dans ce système confessionnel, légué par la France »
Rasha al-Ameer, sœur de l’intellectuel libanais Lokman Slim
Inaudibles car systématiquement bâillonnés par le Hezbollah, les opposants n’en sont pas moins déterminés, comme Mahmoud Cheaib, 44 ans, qui s’est engagé dans le mouvement réformiste né des grandes manifestations de 2019 et qui réclame la fin du système confessionnel. Habitant à Nabatiyeh, ville du sud du pays, le chiite s’y est même présenté aux élections législatives.
Il raconte les intimidations, les agressions physiques, et la triche à peine dissimulée du « parti de Dieu » aux élections. « Le Hezbollah avait déployé des immenses photos de moi avec marqué : “espion américain”. » Aujourd’hui, il montre surtout les images de dévastations de la ville, bombardée encore jeudi par l’armée israélienne, et qui circulent sur les groupes WhatsApp des habitants.
Mensonge de l’Iran
Selon le ministère de la Santé libanais, une frappe a tué le 16 octobre le maire, ainsi que plusieurs conseillers municipaux et un secouriste. « J’ai fui précipitamment avec mes quatre filles le 23 septembre », raconte Mahmoud. La famille est restée bloquée sur la route, dans les embouteillages formés par l’exode des milliers d’habitants du sud du pays, alors que les bombes continuaient parfois à pleuvoir sur les bâtiments bordant la route.
Malgré tout, il n’y a, selon lui, qu’un seul responsable. « C’est l’Iran, peste-t-il. D’ailleurs, le Hezbollah a très peur que sa base militante se rende compte qu’elle a tout donné à l’Iran qui, à son tour, n’a rien fait pour la protéger, et que tout cela est un vaste mensonge. » Mahmoud évoque notamment la grande « tromperie » du « velayet-e faqih ». Cette doctrine religieuse iranienne justifie l’autorité sur les croyants de l’ayatollah Khamenei, censé être le représentant sur terre de « l’imam caché », le 12e successeur du prophète Mahomet mort en 939 selon la tradition chiite. « Cette doctrine a assujetti une partie de la population aux intérêts iraniens », juge-t-il.
Réfugié en France depuis 2020, Ahmad Yassine, très suivi sur les réseaux sociaux en raison de sa proximité familiale avec des membres du Hezbollah, confirme également l’endoctrinement d’une partie de la communauté chiite. « À l’école, on nous apprenait que les sunnites et les maronites étaient des ennemis, les uns pour avoir tué l’imam Hussein, les autres pour pactiser avec les croisés », raconte-t-il.
Assassinat de Lokman Slim
Fils d’un membre historique du Hezbollah, Ahmad Yassine est très vite repéré pour ses résultats scolaires et, à ce titre, envoyé dans une université à Beyrouth. Au contact des autres communautés libanaises, il réalise ce qu’il nomme « la supercherie », et décide de s’opposer au mouvement. Il décide finalement de s’exiler alors que ses cousins cherchent à le tuer. L’un d’entre eux est mort dans les combats au sol qui ont lieu à la frontière avec Israël.
« La communauté chiite est dans les ténèbres, prisonnière de cette mythologie de l’imam qui va réapparaître, un mythe médiéval doublé du programme nucléaire de l’Iran », alerte de son côté Rasha al-Ameer, sœur de l’intellectuel libanais Lokman Slim, opposant de renom au Hezbollah, assassiné en 2021 de quatre balles dans la tête. « Mon frère avait prévu beaucoup de choses, dont cette guerre », dit-elle aussi.
Rasha al-Ameer a quitté sa maison au cœur du quartier de Dahié, à Beyrouth, pour se réfugier dans la montagne. « Je lutterai de toutes mes forces pour construire un nouveau Liban, loin de celui, piégé dans ce système confessionnel, légué par la France », explique-t-elle, en référence au compromis communautaire élaboré à l’indépendance du pays à la fin du mandat français dans la région. La plupart des chiites opposés au Hezbollah veulent y mettre un terme, même s’ils butent toujours sur la puissance du mouvement chiite, qui a phagocyté au fil des années le non-État libanais.