« Attentats virtuels, propagande et métavers : comment les terroristes islamistes font du jeu vidéo une usine à nouveaux soldats »

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Par Steve Tenré, Le Figaro


ENQUÊTE – Les sphères djihadistes n’hésitent plus à contacter les jeunes joueurs pour garnir leurs rangs, et instrumentalisent les jeux de guerre pour alimenter leur propagande.

Des ventes colossales, des usagers toujours plus nombreux… et des djihadistes en embuscade. Le milieu du jeu vidéo, première industrie culturelle mondiale, générant près de 200 milliards de dollars par an, cache en son sein de dangereux idéologues, qui profitent de l’anonymat proposé par les plateformes numériques pour persuader les joueurs les plus jeunes de rejoindre leurs rangs.

En 2024, 18 adolescents ont été mis en examen pour des projets terroristes d’inspiration djihadiste, contre 14 en 2023 et seulement 2 en 2022, a appris Le Figaro auprès du parquet national antiterroriste (Pnat). Les organisations djihadistes utilisent «beaucoup les réseaux sociaux et le mode de mise en scène auquel le public le plus jeune est particulièrement sensible», précisait mi-juillet Olivier Christen, le patron du Pnat.

«Le Mali musulman»

Ainsi, en août dernier, un garçon de 12 ans a été reconnu coupable par un juge pour enfants de Montbéliard (Doubs) d’«apologie du terrorisme» et de «provocation directe à des actes de terrorisme». 1700 vidéos djihadistes ont été retrouvées sur son ordinateur. Certains des contenus ont été découverts sur des plateformes de jeux en ligne. Parmi eux, des illustrations animées par le mineur, qu’il publiait sur son profil, représentant un cavalier salafiste, des djihadistes armés de couteau ou de mitrailleuses, et le drapeau de l’État islamique, a-t-on appris.

Si les plateformes en ligne susmentionnées ne sont pas citées dans l’affaire, un récent article du Figaro, s’appuyant sur un document de l’ONG américaine Anti-Defamation League, relayait que Steam, principal marché de jeux vidéo sur PC, était truffé de contenus djihadistes, avec au moins 15.000 comptes qui diffusaient en photo de profil les couleurs de Daech. Sur Steam justement, plusieurs jeux vidéo prônant une idéologie terroriste ont fait polémique ces dernières années.

Le plus récent d’entre eux, Fursan al Aqsa: The Knights of al-Aqsa, a été banni de la plateforme en France et au Royaume-Uni sur demande des autorités. Et pour cause: ce titre, développé par le développeur palestino-brésilien Nidal Njim, fait incarner au joueur un soldat du Hamas, devant combattre les «sionistes». Le titre traduit en cinq langues propose, entre autres, d’éviscérer des soldats et policiers israéliens avec une tronçonneuse, ou de les exécuter d’une balle dans la nuque en criant «Allah Akbar». Le développeur se défendait publiquement de promouvoir le terrorisme. Les joueurs ayant évalué le jeu multipliaient pourtant les commentaires polémiques sur la page du titre, tels que: «Les brigades al-Qassam nous rendent fiers! Il faut tuer un autre soldat désormais». Auquel Nidal Njim répondait «BASED!», que l’on peut traduire par «opinion courageuse» ou «admirable».

En dehors de Steam, en 2013, un jeu vidéo d’arcade a été publié sur le forum d’un site djihadiste repéré par l’Institut de recherche des médias du Moyen-Orient (Memri). Se nommant

«Le Mali musulman», le titre adaptait Space Invader (1978) à la sauce islamiste, en faisant contrôler au joueur un aéronef de l’EI devant abattre des avions français. Sur l’écran d’accueil, il était écrit: «Frère musulman, vas-y et repousse l’invasion française contre le Mali musulman».

En jeu, cliquer sur un bouton où était écrit «Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est son messager» permettait de déclencher un laser surpuissant. Et lorsque le joueur atteignait le «game over», un message apparaissait à l’écran: «Félicitations, vous êtes devenus un martyr».

Des contenus pro-Daech salués par les pontes djihadistes

Dans leur volonté d’expansion, les islamistes ont compris au fil des années qu’il était bien plus simple et bénéfique de modifier des jeux vidéo existants plutôt que d’en créer de nouveaux. Ils ont alors développé des «mods» – autrement dit des contenus supplémentaires conçus par des utilisateurs voulant altérer, parfois substantiellement, les jeux.

Grand Theft Auto : San Andreas, jeu qui a marqué toute une génération, en a fait les frais. Le mod «Salil al-Sawarem» («Le son du choc des épées») permet d’incarner un combattant de Daech surarmé dans une ville fictive de Californie. Le mod a été «promu par l’État islamique pour remonter le moral des moudjahidins et former les enfants et les jeunes à combattre l’Occident et semer la terreur dans le cœur de ceux qui s’opposent à l’État islamique», affirme une étude du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).

Arma 3, une simulation de guerre, a également été instrumentalisée. Le mod Iraqi Warfare a ainsi vu le jour en 2015. Il permettait de remplacer les personnages jouables par des combattants de Daech. À l’époque, un puissant influenceur de l’EI, Jarazaoui M., avait salué le mod sur les réseaux sociaux. «Ce jeu est très réaliste, c’est comme si vous vous battiez parmi les soldats de l’État islamique», avait-il écrit. Il avait notamment vanté «les batailles contre les peshmergas laïques et l’armée apostate irakienne».

Sur Arma 3 encore, une mission téléchargeable créée par un utilisateur, diffusée sur Youtube et découverte par Le Figaro en seulement quelques clics, nous permet de mener une «attaque de l’État islamique» dans un bâtiment. Surarmé, le joueur tire sur tous les civils qu’il voit. Un autre mod, intitulé «Mod Middle East Conflit» et téléchargé plus de 50.000 fois, ajoute lui les tenues du Hezbollah, du Hamas, de Boko Haram et des talibans.

Propagande et «mini-maps»

Le réalisme d’Arma 3, et d’autres simulateurs, est tel que leurs scènes de guerre sont parfois reprises par la propagande islamiste, indique auprès du Figaro un expert du terrorisme. «On a vu, dans des magazines ou des vidéos de propagande, des organisations telles qu’al-Qaida diffuser de courts extraits de combats qui, après analyse, se sont révélés faux, fabriqués sur des moteurs 3D», précise-t-on de même source.

Ces vidéos de propagande, justement, reprennent de plus en plus les codes du jeu vidéo et plus particulièrement des jeux de tirs en ligne, tels que Call of Duty. Plusieurs vidéos du groupe islamiste HTC (dont la coalition a pris la tête de la Syrie en décembre 2024) et de Daech ont été scrutées par le Centre international du contreterrorisme. Il apparaît que la quasi-totalité d’entre elles comportent des passages «à la première personne» (voir première et deuxième images ci- dessous), qui permettent de «créer une expérience immersive» dans la peau du tireur. Des plans zénithaux du champ de bataille réalisés grâce à des drones ponctuent aussi ces documents de propagande, comme dans Battlefield, où chaque début de partie commence par une vue aérienne (voir troisième et quatrième images). Enfin, des «mini-maps» – qui permettent de situer l’avatar du joueur dans l’espace dans lequel il se déplace – sont souvent placées dans les coins des vidéos de Daech (voir cinquième et sixième images).

De telles pratiques permettent non seulement de séduire la cible prioritaire de ces jeux, à savoir des jeunes hommes de 12 à 30 ans, mais aussi de les désensibiliser face à la violence.

«Lorsqu’ils tombent sur cette propagande, ils ont l’impression d’assister à une scène banale de Call of Duty, et pas à une scène de combat entre plusieurs individus», souligne notre expert. Et d’ajouter: «Il faut d’ailleurs noter que les vidéos ultraviolentes de décapitation sont en réalité assez peu nombreuses par rapport aux vidéos de propagande qui aseptisent la violence, et qui constituent une porte d’entrée pour les djihadistes en herbe.»

 

Des djihadistes sur Roblox

Des «djihadistes en herbe», qui partagent déjà des contenus extrémistes sur des plateformes de jeux, comme le garçon de 12 ans reconnu coupable à Montbéliard. Les prédicateurs n’hésitent pas à leur envoyer directement des messages sur les plateformes les plus réputées chez les joueurs, et où le pseudonymat règne, tels que Discord, le Playstation Network, Twitch, le Xbox Live, Battle.net et même Roblox, un «jeu-monde», populaire auprès des enfants, d’après un document produit par le FBI. Ce n’est donc pas un hasard si trois mineurs de 15 et 16 ans, soupçonnés de «projets violents» et interpellés à Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) en août 2023, échangeaient au sujet d’un éventuel attentat contre l’ambassade israélienne en Belgique sur l’une de ces plateformes, selon nos informations.

Sur Roblox, qui met en scène de petits personnages carrés et accueille 200 millions de joueurs par mois, une communauté sévissait il y a encore quelques semaines: «L’État islamique de Roblox». Derrière ce nom équivoque se cachaient quelque 200 membres qui reconstituaient des batailles, dont celle de Falloujah, qui opposait en 2016 les forces gouvernementales irakiennes et l’EI. Une autre communauté d’une trentaine de membres, repérée par le média allemand Blick en avril dernier, simulait, elle, des prises d’otages de l’EI, tout en «abattant les adversaires du prophète Mahomet». Les jeunes joueurs qui rejoignaient ces reconstitutions recevaient au fil des semaines des messages d’islamistes, qui se renseignaient sur leurs profils et tentaient de les persuader de passer à l’acte dans la vraie vie.

Comme le souligne Laurène Renaut, doctorante en sciences du langage à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste de la «djihadosphère», les islamistes attirent les mineurs dans leurs filets en prônant un «idéal islamique blessé». «Se présentant comme victimes de discriminations quotidiennes, les (recruteurs) dénoncent les inégalités dont (les musulmans)

font l’objet (en Occident) notamment dans les écoles, devant la justice mais aussi dans l’espace public avec le port de la burqa qui cristallise le ressentiment». De là, les recruteurs se lient d’amitié, les isolent mentalement, jusqu’à les inciter à agir dans la vie réelle pour «réparer» cette «injustice». Ils leur vendent ensuite la figure du «martyr», afin de devenir «héros» dans la mort. Une figure logiquement promue dans les jeux vidéo et les «mods» relayés par les sympathisants islamistes.

Le jeu vidéo comme terrain d’entraînement ?

Les nouvelles recrues peuvent ensuite se retrouver sur des simulations de guerre, comme Arma

3. «C’est très rare, et ce n’est pas du tout utilisé pour former des soldats, mais quelques individus ont avoué en garde à vue avoir joué à une simulation de guerre pour “se préparer”», reprend notre source. Il faut dire qu’Arma propose des fonctionnalités ultraréalistes, et reproduit avec fidélité le recul des armes, la trajectoire des balles, le comportement des véhicules… Spécialisé, le studio de développement derrière Arma, Bohemia Interactive, a d’ailleurs impulsé en 2001 la création du Virtual Battle Space, une simulation militaire aujourd’hui utilisée par plusieurs armées dans le monde.

Mais ces derniers temps, les djihadistes iraient encore plus loin, et utiliseraient le métavers. D’après un rapport-fleuve d’Europol, «de jeunes individus de la sphère djihadiste ont déjà simulé des attaques» au sein de cet univers entièrement en 3D, que l’on peut arpenter grâce à un casque VR. Les utilisateurs du métavers n’ont plus besoin de manette ni de souris: ils sont immergés dans un monde virtuel, où ils peuvent saisir les objets avec leurs mains et se mouvoir comme ils le souhaitent. L’agence européenne de police criminelle craint qu’avec «le développement des technologies immersives, des camps d’entraînement puissent être proposés, ainsi que des reproductions d’environnements existants et de scénarios qui ont déjà eu lieu», peut-on lire. Et d’alerter: «Cela créerait un véritable monde parallèle, qui offrirait un environnement idéal pour recruter des terroristes.»