Idées. Pour l’écrivain d’origine syrienne, le président français a été victime de la même illusion que Nicolas Sarkozy du temps de Bachar el-Assad, alors que l’autocrate islamiste a déjà montré sa vraie nature.
Par Omar Youssef Souleimane* |
Alors que les minorités syriennes subissent une persécution massive et que les islamistes imposent la charia en Syrie, l’Elysée a choisi d’inviter un ex-djihadiste, désormais présenté comme président du pays. Quel intérêt la France a-t-elle à collaborer avec Ahmed al-Charaa, qui, depuis son arrivée au pouvoir, n’a fait qu’aggraver les souffrances du peuple syrien ? La France est-elle en train de répéter les mêmes erreurs avec les dictateurs du Proche-Orient ? Charaa n’est pourtant pas un autocratecomme les autres : c’est aussi un ancien combattant de Daech.
En 2008, la France accueillait Bachar el-Assad dans le cadre de sa fête nationale. Cette visite était une occasion de blanchir son image en Occident, alors que le dirigeant syrien se retrouvait de plus en plus isolé après avoir été accusé de l’assassinat de Rafik el-Hariri au Liban en 2005. L’invitation a déclenché une vive polémique, le régime d’Assad étant déjà connu pour sa violence des droits humains. Nicolas Sarkozy, qui a déroulé le tapis rouge pour Assad, a justifié la visite en affirmant qu’elle visait à encourager la Syrie à jouer un rôle constructif au Moyen-Orient. Il a notamment mis en avant deux avancées majeures obtenues lors des discussions avec Assad : l’établissement de relations diplomatiques entre la Syrie et le Liban, et la participation de la Syrie aux négociations de paix indirectes avec Israël. Trois ans plus tard, en 2011, la révolution syrienne contre le dictateur révélait aux yeux du monde entier toute la brutalité du régime. Sarkozy a été le premier dirigeant à demander qu’Assad quitte le pouvoir.
Drapeau islamique omniprésent
L’année suivante, en 2012, j’ai fui la Syrie pour la France. Ce n’était pas seulement pour échapper à la police d’Assad, mais aussi pour me protéger des menaces des islamistes : les Frères musulmans s’étaient infiltrés dans nos manifestations, soutenus par la Turquie et le Qatar. Ils avaient écrasé les voix libérales et démocratiques dans les zones libérées du régime. Ahmed al-Charaa était alors la figure centrale du djihadisme. Après avoir combattu en Irak au sein d’Al-Qaïda, il est retourné en Syrie. Il a fondé le Front al-Nosra, affilié à Al-Qaïda, qui deviendra plus tard
Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Sous sa direction, HTC a établi une administration islamique dans la province d’Idlib, tout en étant accusé de torture, notamment d’arrestations arbitraires et de restrictions des libertés civiles.
En janvier, un mois après la chute d’Assad, je suis rentré en Syrie. La première chose que j’ai constatée, c’était la présence massive du drapeau islamique, associé à celui de la patrie. Les djihadistes étrangers se promenaient tranquillement. Charaa a nommé plusieurs d’entre eux – Ouïghours, Albanais, Turcs, Jordaniens – au rang d’officiers. Lors de ma rencontre avec Alaa Omran, directeur général de la police de la région de Homs, au centre du pays et proche d’Al-Charaa, je lui ai posé la question de la présence de ces djihadistes étrangers au sein de l’armée. Il m’a répondu : « Ces gens ont été persécutés dans leurs pays d’origine et se sont réfugiés en Syrie. Ils ont résisté avec nous contre Bachar el-Assad. Nous allons leur accorder la nationalité syrienne. Ils défendront ce pays qui les a protégés. Tout comme toi, tu t’es réfugié en France pour fuir Bachar el- Assad et tu as été naturalisé français. Ne défendrais-tu pas ce territoire en temps de guerre ? »
Il comparait la situation d’un exilé dans un pays laïque à celle de djihadistes dont le projet se résume à la fondation d’un Etat islamique. Cette réponse est similaire à celle que vient de faire Al-Charaa lors de la conférence de presse à l’Élysée.
Les femmes écartées
La liberté individuelle était alors déjà écrasée : il était courant qu’une femme et un homme marchant ensemble dans la rue soient agressés par la police s’ils n’étaient pas mariés ou s’ils n’appartenaient pas à la même famille. Bien que le peuple syrien était encore ivre de la joie de la chute d’Assad, la peur s’imposait, même au cœur de la ville de Damas. Avec des jeunes appartenant à plusieurs communautés, j’ai passé des heures à discuter de la situation. Ils ont évoqué les mêmes sujets dont nous débattions déjà au début de la révolution : celui de la laïcité, de la démocratie et de l’Etat de droit. Or le pouvoir n’a présenté aucun signe d’engagement envers ces questions. Obaida Arnaout, porte-parole de HTC, a déclaré que les femmes n’auraient pas de rôle dans tous les domaines de la société. Charaa a nommé Chadi al-Waissi ministre de la Justice, alors que ce dernier est accusé de crimes contre l’humanité.
Je suis rentré dans une Syrie qui ne m’a pas reconnue, une Syrie détruite par le régime d’Assad et dominée par un nouveau système intégriste. A Homs, dans les quartiers alaouites, j’ai discuté avec des dizaines de Syriens appartenant à cette communauté. Ils m’ont confirmé que des exécutions quotidiennes étaient commises contre eux. Certains ont été expulsés de leurs maisons par les nouveaux policiers, des jeunes ont disparu, des femmes portaient le voile par peur d’être harcelées. Les chrétiens de la banlieue de la ville m’ont assuré qu’ils étaient menacés, pensant que leur tour viendrait quand le nouveau pouvoir en aura fini avec les Alaouites.
Plus tard, le 25 février, une conférence nationale de dialogue a été lancée à Damas. Elle a duré deux jours et les invités étaient les amis du gouverneur. Charaa a nommé un comité pour élaborer une constitution provisoire, et il l’a signée le 13 mars. Ce document, dans lequel un article affirme que la charia est la source principale des lois, établit un système présidentiel dans lequel le président détient des pouvoirs étendus, avec notamment la nomination des ministres, des juges et des membres du parlement. La période de transition, durant laquelle Charaa restera au pouvoir, est prévue pour cinq ans. Cette procédure politique n’est qu’un spectacle, les Syriens n’ayant ni choisi leur dirigeant, ni la Constitution.
En mars, la situation s’est dégradée du fait du sectarisme et de la sauvagerie de la bande de Charaa. Des massacres ont été commis contre les Alaouites sur la côte syrienne. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins 745 civils alaouites ont été tués entre le
6 et le 8 mars dans les régions de Lattaquié et de Tartous. Les unités djihadistes impliquées dans cette tragédie appartiennent au nouveau ministre de la Défense. Les Druzes ont aussi été ciblés fin avril. Leurs armes et l’intervention israélienne les ont protégés du sort Alaouites. Aujourd’hui, les jeunes que j’ai rencontrés à Damas cherchent tous à partir ; ils me confirment qu’ils n’ont plus aucun avenir sur cette terre dominée par la terreur. Ils cherchaient avant tout la justice, surtout vis-à- vis de l’ancien régime. Ce n’est pas le régime actuel, aussi impliqué dans les violations de leurs droits, qui la leur apportera.
Redorer l’image d’un bourreau
Pendant mon séjour en Syrie, la seule chose qui m’a protégé d’être agressé par les islamistes au pouvoir, c’était mon passeport français. C’est parce que la France défend ses citoyens, tout comme ceux qui militent pour la laïcité et les droits humains. Cela fait partie intégrante de la France universaliste. Si cette France a aussi un engagement historique envers la Syrie, la venue du nouveau dictateur syrien à Paris est très mal vue par les Syriens libres. La France, un modèle, accueille leur bourreau. L’invitation a en revanche réjoui les islamistes. Charaa est pour eux la preuve qu’on peut échapper à la justice en devenant dirigeant politique.
Tout comme Nicolas Sarkozy à l’époque d’Assad, Emmanuel Macron souhaite stabiliser les relations régionales, notamment avec le Liban, et répondre aux préoccupations liées aux frappes israéliennes. Il veut aussi que la France prenne part à la reconstruction de la Syrie et qu’elle ne laisse pas la Turquie et le Qatar jouer seuls sur le terrain. Mais Charaa est la pire personne avec laquelle collaborer. Même s’il porte aujourd’hui un costume à la place de sa tenue militaire, même s’il se présente comme un responsable moderne pour manipuler l’Europe, cela n’efface pas le sang sur ses mains. De plus, sa politique intérieure mène directement sa population vers une guerre civile. Tout comme Assad, ce boucher cherche à redorer son image. La France est devenue, hélas, l’instrument de cette réhabilitation. Faut-il vraiment des années pour comprendre qu’un régime islamiste et policier ne sert qu’à nuire aux valeurs de notre pays ?
* Ecrivain et poète né près de Damas en 1987, Omar Youssef Souleimane a participé aux manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, mais, traqué par les services secrets, a dû fuir la Syrie en 2012. Il vient de publier L’Arabe qui sourit (Flammarion).